Postfaces : De la neige au sable

2016/02/02 | Par Virginie Boulanger

Henning Mankell, l’auteur de la réputée série Wallander qui a fait son renom et sa fortune, est décédé le 5 octobre dernier. De la mort, il disait « ce n’est pas tant la mort qui me dérange, que le fait d’être mort si longtemps ». Sans doute pour conjurer cet implacable sort, dès la tombée d’un verdict de cancer du poumon, il s’est mis à l’écriture de Sable mouvant, fragments de ma vie, sorte de pensées sur tout et sur rien, mais surtout sur les événements les plus marquants de sa tumultueuse vie. Sable mouvant est le dernier livre d’un grand écrivain qui sait qu’il s’en va. Un livre impressionnant !

L’auteur y raconte que, dès sa petite enfance, il a été irrémédiablement touché par la perte de sa mère qui s’est enfuie du domicile conjugal, abandonnant ses deux enfants à leur père – un juge de paix de Stockholm – qui leur a consacré sa vie en essayant de compenser l’absence de la mère. Mais on sait que ça ne fonctionne pas comme ça.

Toutefois, ce père aimant a eu une importance capitale dans la vie de Henning Mankell qui ne s’est jamais consolé de sa mort, survenu alors qu’il était adulte, mais pas encore riche et célèbre. Toute son existence sera donc influencé par son enfance particulière faisant de lui un grand solitaire, décrocheur scolaire qui apprendra la vie à la dure, faisant l’expérience du dénuement sur les routes, de la Suède à la Crète et de l’Europe entière.

Six mois dans la pauvreté extrême à Paris ont eu une influence déterminante. C’est un self-made-man, volontaire, acharné au travail, studieux pour compenser l’absence à l’école, lecteur jamais assouvi, finalement érudit, féru de musique classique (Beethoven) et de jazz, passionné d’art et de théâtre, préoccupé par l’environnement, les avancés de la science, torturé par le racisme et les inégalités sociales, bref citoyen engagé. Tel est le portrait de Henning Mankell dont le postulat place la solidarité au cœur de sa vie et de son œuvre.

On se souviendra qu’il était de l’expédition internationale risquée pour nourrir la Palestine affamée par l’embargo d’Israël, et qu’à la suite de l’assaut d’un commando israélien, en pleine mer, il a été sur la liste des victimes pendant plusieurs jours.

Il avoue tenir à ce que son passage sur cette terre fasse une différence. Pour cela, il n’a ménagé ni son temps ni son argent – dès qu’il en a eu – pour aider notamment un village très défavorisé en Zambie où il a passé une bonne partie de sa vie.

Dans son livre précédent, une biographie, Mankell par Mankell, il admet qu’il s’est senti arrivé chez lui quand il a posé le pied pour la première fois sur le sol africain, en 1971. Il avait 23 ans.

Curieusement, ce n’est pas tant par l’écriture que par le théâtre qu’il a voulu s’engager. En 1986, il accepte une invitation de diriger pendant une semaine le Téatro Avenida de Maputo, au Mozambique. Un théâtre désaffecté dans une ville sans ressources, d’un pays à la dérive. Il se prendra d’affection pour les habitants de Maputo et les comédiens et il deviendra le directeur artistique et le metteur en scène attitré du Téatro Avenida pour des périodes de temps plus longues et plus nombreuses d’année en année.

Et c’est précisément dans ce théâtre qu’il confie avoir éprouvé l’un des moments les plus intenses de ma vie au théâtre. Le 14 octobre 1992, le jour où un traité de paix a mis fin à la guerre civile au Mozambique, était aussi la dernière de la pièce grecque Lysistrata, une adaptation de Mankell privilégiant la couleur locale au détriment de tout le côté grec.

La scène qui « mettait à contribution la fable d’Aristophane a remporté un succès incroyable. Le public était composé de gens désespérés par la situation, cette guerre civile d’une brutalité indescriptible, et ils avaient l’impression que nous leur proposions une idée pour mettre fin à la guerre et à toutes ces souffrances. Or, un accord de paix est signé le matin même de la dernière. Un moment miraculeux ».

Henning Mankell nous entretient, en outre, de son intérêt pour les grottes et leurs contenus rupestres qu’il explore studieusement. Ce qui l’amène à s’inquiéter de l’usage qu’on fait actuellement de tunnels et de salles souterraines (Onkalo) creusés dans la roche mère de Finlande « afin d’y entreposer des déchets du nucléaire pour une durée indéterminée. Qui ne doit pas être inférieure à cent mille ans ».

Mankell a fait le calcul : « Même si la radioactivité est plus intense (comprendre mortelle) au cours des mille premières années, il faut malgré tout pouvoir garantir un stockage hermétique sur une durée équivalente au passage sur Terre de trois mille générations humaines. Et l’auteur s’inquiète de la capacité de ces générations lointaines à comprendre nos signaux d’alerte au danger.

Trois cent cinquante pages où le lecteur s’attache à cet homme unique qui aime dire qu’il a un pied dans la neige et l’autre dans le sable : la Suède et l’Afrique, ses deux amours !

 

Sable mouvant
Fragments de ma vie
Henning Mankell
Seuil, 2015