Vérités et mensonges à propos de l’Accord de néolibre-échange transpacifique

2016/02/17 | Par Jacques B. Gélinas

La ministre du Commerce extérieur, Chrystia Freeland, a signé le 4 février dernier, l’Accord de Partenariat Transpacifique (PTP) négocié dans le plus grand secret, pendant plus de cinq ans, par le gouvernement ultraconservateur de Stephen Harper.

Le hic, c’est qu’elle a signé, pour ainsi dire, les yeux fermés. Elle a admis sur le fait que son gouvernement n’avait «pas fini d’examiner les coûts économiques et les bénéfices découlant du PTP». (La Presse Canadienne, le 3 février 2005). Mais cette méconnaissance des tenants et aboutissants du traité n’est pas grave, assure-t-elle : la signature n’est qu’une formalité, une «étape technique dans le processus».

Madame Freeland a hérité des Conservateurs ce traité mammouth paraphé le 5 octobre dernier, en pleine campagne électorale, par un gouvernement «sur son lit de mort». Dans les jours qui ont suivi, Justin Trudeau, aspirant premier ministre, s’est gardé de critiquer la décision, mais a promis plus de transparence pour la suite des choses.

Transparence ou pas, peut-on apporter des changements à un Accord déjà signé? Depuis son assermentation, le 4 novembre dernier, la ministre va répétant que rien n’est joué avant que le Parlement ne tranche. Les Canadiens seront consultés, promet-elle : il y aura «des débats entièrement publics». Un principe directeur guidera l’action du gouvernement : «L’amélioration de la situation commerciale du Canada […] pour enrichir la classe moyenne et favoriser les emplois à salaire élevé» (Lettre ouverte aux Canadiens sur le Partenariat transpacifique, diffusée par son ministère le 25 janvier 2016.)

 

Mensonges et demi-vérités

Est-il vrai que la signature n’est qu’une formalité dans le processus de conclusion d’un accord international comme le PTP? Le Parlement a-t-il le pouvoir de ratifier l’Accord ou de le rejeter? L’Accord étant signé, pouvons-nous encore dire non ou suggérer des amendements susceptibles d’être pris en compte? Le PTP améliorera-t-il la situation commerciale du Canada? Va-t-il «enrichir la classe moyenne et favoriser les emplois à salaire élevé»?

La vérité, c’est que dans le système politique canadien la signature par l’exécutif d’un accord international marque le point final dans le processus d’agrément. Le Parlement intervient non pas pour le ratifier, mais seulement pour adapter la législation existante aux termes de l’accord signé par l’exécutif. C’est là une stupéfiante originalité du système politique canadien, génétiquement marqué au coin de l’absolutisme monarchique. Cela signifie que les consultations et les débats publics promis par la ministre se traduiront en réalité par une vaste opération de relations publiques.

Quant à «l’amélioration de la situation commerciale du Canada», rien n’est moins sûr. Depuis 1988, le gouvernement canadien a signé quelque 70 traités de néolibre-échange. Or aujourd’hui, le Canada enregistre un déficit commercial record et, cela, malgré la faiblesse du dollar canadien par rapport à la devise états-unienne. Selon statistiques Canada, ses exportations ont fléchi de 0,9% en 2015, alors que ses importations ont augmenté de 4,4%, enregistrant ainsi le plus important déficit commercial dans l’histoire du pays.

La vérité, c’est que le commerce occupe fort peu de place dans le PTP. Des 30 chapitres qu’il compte, deux seulement portent sur les échanges commerciaux. Les 28 autres chapitres visent le changement des règles en amont : dérèglementation, renforcement des brevets des multinationales, contrôle de l’Internet, droits d’auteurs, achats et contrats publics, privatisation des services, abaissement des normes sanitaires et phytosanitaires, assaut contre la gestion de l’offre en agriculture, etc.

Et grande nouveauté : les sociétés d’États, comme Hydro-Québec et la SAQ, devront faire preuve d’ouverture afin de rétablir «une compétition équitable» entre entreprises publiques et entreprises privés.

Le PTP va-t-il enrichir la classe moyenne, comme le prétend la ministre? Un récent rapport du FMI démontre que la dérégulation financière, pilier central du néolibre-échange, nourrit les inégalités : «L’ouverture d’un pays aux mouvements de capitaux internationaux bénéficie aux plus riches et pénalise les salaires». (Cf. Alternatives Économiques, novembre 2015) Les travailleurs l’ont appris à leurs dépens : les délocalisations facilitées par la libre circulation des capitaux créent un rapport de force favorable aux employeurs qui exigent la «flexibilité du travail», c’est-à-dire toujours plus de concessions touchant les salaires et les régimes de retraite.

Soulignons enfin la mesure la plus anti-démocratique du traité : la création d’un tribunal privé, supra-étatique, devant lequel les investisseurs étrangers pourront traîner les gouvernements pour «abus de règlementation» en matière de droits sociaux, d’environnement et de santé publique.

 

Assurer l’hégémonie des États-Unis sur l’économie du XXIe siècle

Côté états-unien, on se réjouit d’avoir amener 11 États du Bassin du Pacifique, dont le Canada, à signer un traité qui les contraint à «harmoniser» leurs lois et politiques avec les intérêts économiques et géopolitiques des États-Unis. Sur son site web, l’Office du Commissaire au Commerce de la Maison Blanche vante les bienfaits du PTP sous un logo qui affiche fièrement : Made in America. En clair : un Accord fait par et pour les États-Unis d’Amérique.

Le jour même de la signature de l’Accord, Barak Obama s’en est félicité : «Le PTP permet aux États-Unis – et non pas à des pays comme la Chine – de rédiger la feuille de route du XXIe siècle, dans une région aussi dynamique que l’Asie-Pacifique».

Voilà donc clairement résumés les deux objectifs que poursuit le pouvoir impérial :

  • assurer l’hégémonie des États-Unis sur l’économie du XXIe siècle; dans son discours sur l’état de l’Union, le 13 janvier dernier, le président explique sa stratégie de domination : «Nous savons que la nation qui se lance à fond [goes all-in] dans l’innovation aujourd’hui dominera l’économie globale demain»;

  • contrer la montée en puissance de la Chine qui, de son côté, travaille à la création d’un projet rival : le Regional Comprehensive Economic Partnership (RCEP) - le Partenariat économique régional global – qui regroupe 15 pays, dont l’Inde et la Corée du Sud.

 

«Le Canada s’est fait enfirouaper»

L’homme d’affaires Jim Balsillies, cofondateur et ex-pdg de BlackBerry, estime que l’effet principal du PTP sera de renforcer la suprématie des États-Unis en matière d’innovation technologique et de brevetage. Par contre, le Canada, qui demeure foncièrement une économie de matières premières - pétrole, bois d’œuvre, produits miniers, soya, bœuf, cochon -, traîne de l’arrière dans ce domaine. Jim Balsillies démontre, chiffres à l’appui, que l’Accord fera perdre au Canada des milliards de dollars en royautés qu’il devra payer aux détenteurs de brevets états-uniens. Il en conclut que «le Canada s’est fait enfirouaper (outfoxed)» par les négociateurs de l’Oncle Sam qui «ont été plus rusés que nous». (The Globe and Mail, le 30 janvier 2016)

Chez notre voisin du Sud, la consigne depuis deux décennies est de tout breveter. En 2006, la plus importante revue économique de ce pays publiait un dossier sur L’épidémie du brevetage : The Patent Epidemic. (BusinessWeek, le 9 janvier 2006) L’Office des Brevets des États-Unis enregistre en moyenne 400 000 demandes chaque année. Cet overpatenting va rendre plus difficile pour la petite et moyenne entreprise canadienne d’innover par crainte d’être poursuivie par les multinationales états-uniennes.

Au fait, qu’est-ce que la protection des brevets a à voir avec le libre-échange? Rien. Jusqu’à la fin du XIXe siècle, le brevetage demeurait une affaire nationale. Les économistes libéraux s’opposaient à son application internationale, au motif que cela allait contre le libre-échange. C’est sous la pression du puissant lobby des multinationales de la chimie, de la pharmaceutique et de l’information que le gouvernement des États-Unis a introduit la protection des brevets dans les accords de néolibre-échange.

 

De Harper à Trudeau, même credo néolibéral

Ceux qui espéraient que Justin Trudeau allait réviser l’Accord de Partenariat Transpacifique pour le rendre plus conforme à nos valeurs devront se détromper. Il faut savoir qu’en accédant au pouvoir, les politiciens et politiciennes sont aussitôt aspirés par une overclass mondiale, fervente croyante de l’idéologie libre-échangiste. À partir de ce moment, aucun fait, aucune évidence ne peuvent les faire abjurer cette croyance. C’est l’asservissement volontaire à des intérêts économiques transnationaux.

Prenons le cas de Madame Chrystia Freeland, ci-devant journaliste économique plutôt progressiste. En 2013, elle a écrit un livre percutant dénonçant la montée des inégalités1. En 2015, devenue ministre du Commerce extérieur, elle s’emploie à justifier et à perpétuer un système qui favorise les super-riches et nourrit les inégalités.

Le lobby libre-échangiste a changé le conducteur, mais le train gouvernemental va continuer de rouler sur les mêmes rails, dans la même direction : vers plus d’inégalités, de sables bitumineux et de collusion business-politique.

1 Chrystia Freeland, Plutocrats : The Rise of the New Global Super-Rich and the Fall of Everyone Else, Penguin Books, New York, 2013.