Libye : retour du Canada sur les lieux du crime ?

2016/02/26 | Par Pierre Dubuc

On dit qu’un voleur revient toujours sur les lieux de son crime. Serait-ce le cas du Canada dont les médias nous informent que le gouvernement Trudeau envisagerait de bombarder à nouveau la Libye!

On se souviendra que le gouvernement Harper a été très actif, en 2011, au sein de la mission de l’OTAN qui est intervenue en Libye pour chasser Kadhafi du pouvoir, la mission étant même dirigée par le lieutenant-général canadien Charles Bouchard.

Le gouvernement Harper était resté indifférent à la répression des démocrates par les gouvernements Moubarak en Égypte et Ben Ali en Tunisie mais, à peine une semaine après les premiers soulèvements en Libye, il demandait le départ de Kadhafi.

Le gouvernement canadien n’a pas mis en vigueur, à l’époque, les sanctions contre l’Égypte et la Tunisie. Mais à peine le Conseil de sécurité de l’ONU avait-il adopté la Résolution 1970 décrétant un embargo sur la vente d’armes à la Libye et le gel des avoirs des leaders du régime libyen qu’Ottawa allait encore plus loin en gelant TOUS les avoirs de la Libye au Canada et boquait toutes les transactions financières avec le gouvernement et les institutions de ce pays.

Trois semaines avant que l’ONU et le Parlement canadien approuvent une intervention militaire, la campagne militaire était déjà en marche au Canada avec l’envoi de membres des Forces spéciales sur le terrain en Libye et le départ de la frégate HMCS Charlottetown de son port d’attache à Halifax vers la Méditerranée.

 

Des résolutions de l’ONU bafouées

Immédiatement après l’adoption de la Résolution 1973 du Conseil de sécurité de l’ONU, le 17 mars 2011, Stephen Harper s’envolait pour un Sommet à Paris chargé de préparer la campagne militaire.

La Résolution 1973 prévoyait l’instauration d’une « no-fly zone » au-dessus de la Libye, pour garder au sol l’aviation de Kadhafi, et « prendre tous les moyens nécessaires… pour protéger les civils ».

Mais la Résolution a vite été interprétée comme une autorisation à bombarder les blindés libyens, les installations gouvernementales et les maisons des proches de Kadhafi. En tout, l’OTAN a largué 20 000 bombes sur près de 6 000 cibles, incluant 400 édifices gouvernementaux au cours de la campagne libyenne.

Les États-Unis, la Grande-Bretagne, la France et le Canada interprétèrent la Résolution comme les autorisant à « prendre tous les moyens nécessaires… pour armer les civils », alors que l’Italie et la Norvège – également membres de l’OTAN – étaient d’avis contraire.

 

Pire que Kadhafi

Les articles 1 et 2 de la Résolution 1973 demandaient l’instauration d’un cessez-le-feu et des négociations avec Kadhafi. Mais toutes les propositions de cessez-le-feu et de négociation de Kadhafi ont été repoussées du revers de la main par l’OTAN et les rebelles dirigés par le général Khalifa Haftar.

Soulignons, au passage, que ce général Haftar est un ancien général de l’armée de Kadhafi qui a été « retourné » par les États-Unis. En 1990, il avait tenté, à la tête de quelque 2 000 rebelles, d’envahir la Libye à partir du Tchad. Il avait lamentablement échoué et avait été exfiltré par les États-Unis qui l’installèrent à Langley en Virginie, tout près du siège de la CIA.

En 2011, le Canada a reconnu le groupe de rebelles dirigé par le général Haftar comme la voix légitime du pays, même s’il ne contrôlait qu’une mince bande du pays.

Le ministre des Affaires étrangères John Baird s’est même rendu à Benghazi pour déclarer qu’«aucun gouvernement ne pouvait être pire que le régime Kadhafi ».

 On voit aujourd’hui qu’il avait tort. Des groupes de rebelles se sont emparés de l’arsenal de Kadhafi et s’affrontent depuis dans une guerre civile qui met le pays à feu et à sang.

Une partie de ces armes s’est retrouvée entre les mains du groupe État islamique (EI) et lui a permis de contrôler une section de la Syrie et de l’Irak. Aujourd’hui, l’EI s’installe en Libye.

 

Le pétrole, toujours le pétrole

Quel était l’intérêt du Canada de jouer les foudres de guerre en Libye? Un câble diplomatique en provenance de l’ambassade américaine à Tripoli, dévoilé par Wikileaks, lève une partie du voile.

Selon ce câble, le gouvernement libyen avait demandé à Suncor de réduire sa production de pétrole en Libye à cause d’un différend entre la Libye et le Canada. En 2008, Suncor avait signé un contrat de plusieurs milliards de dollars pour une concession pétrolière de 30 ans en Libye. C'était le deuxième plus important investissement canadien en Afrique.

Quelle était la nature de ce différend entre la Libye et le Canada? En septembre 2009, le gouvernement Harper avait refusé que l’avion de Kadhafi fasse escale à Terre-Neuve pour faire le plein parce que le leader libyen avait accueilli en héros le responsable de l’attentat de Lockerbie, qui venait d’être libéré d’une prison écossaise.

D’autres considérations ont, bien entendu, motivé l’intervention de l’OTAN. Parmi celles-ci, il y a la volonté des puissances occidentales d’envoyer le message aux opposants en Tunisie et en Égypte qu’elles étaient prêtes à intervenir pour défendre leurs intérêts.

Dernièrement, une enquête effectuée par des journalistes américains à partir des courriels personnels déclassifiés d’Hillary Clinton laisse à penser que Kadhafi s’apprêtait à lancer une monnaie africaine pour remplacer le franc CFA. Il aurait accumulé à cet effet un trésor de 143 tonnes d’or et autant d’argent.

Cela expliquerait pourquoi la France a pris l’initiative de cette intervention.

 

Plus ça change, plus c’est pareil

Au mois de janvier 2016, on apprenait que deux villes libyennes abritant d'importantes installations pétrolières, Al-Sedra et Ras Lanouf, ont été attaquées par le groupe armé État islamique.

L'EI s'est emparé de la ville de Syrte en juin 2015. Elle tente aujourd’hui d'effectuer une percée vers l'est pour atteindre la zone du « Croissant pétrolier », où se trouvent les principaux terminaux pétroliers du pays.

Pendant ce temps, Suncor nous informe sur son site Internet que, si elle a dû suspendre ses activités en 2011 « en raison de l’agitation politique », la « période de force majeure dans le cadre de ses obligations contractuelle a depuis pris fin en Libye et Suncor a repris ses activités d’exploration ». Elle ajoute : « Harouge Oil Operations — une co-entreprise dans laquelle Suncor détient une participation directe de 49 % — a redémarré la production vers la fin de 2011 ».

Alors, Conservateurs ou Libéraux, toujours la même odeur de pétrole…

Note: Les informations sur la mission de 2011 sont tirées du livre de Yves Engler, The Ugly Canadian. Stephen Harper's Foreign Policy. Red Publishing. 2012.


 

Photo : Sean Kilpatrick / PC