Réaction de Djemila Benhabib à la décision du Conseil de presse

2016/03/02 | Par Djemila Benhabib

La présente est pour vous signifier que la décision récente de votre institution privée concernant mon activité de blogueuse sur le site internet de Sympatico en 2014 et en 2015 est non seulement mal avisée, mais aussi qu’elle véhicule des injustices flagrantes et déplorables.

En fait, cette décision n’est pas autre chose que le résultat d’une vulgaire, sinon grossière «job de bras», comme on dit, exécutée par une personne qui est associée à des mouvances politico-idéologiques dont les protagonistes ont intérêt à attaquer et discréditer la pensée critique que j’exprime face à l’islam politique, de même qu’à vilipender mon engagement au Parti Québécois en faveur d’une Charte de la laïcité, et dont le but évident est de m’éliminer du débat public.

Il est déplorable que le Conseil de presse ait participé, consciemment ou non, à cette tentative de lynchage, dont les motivations sont fort éloignées des prétentions de la plaignante. Le CDP n’est-il pas tenu de s’assurer que le processus dont il est responsable s’inscrive bien dans une démarche de justice et non pas dans un esprit de vendetta politique ?

Ainsi, il est déplorable que le Conseil de presse n’ait pas pris en considération le fait que la plaignante, Odile Jouanneau, soit à la fois juge et partie puisqu’elle est fortement marquée politiquement, comme en font foi dans les réseaux sociaux ses multiples interventions, lesquelles s’avèrent souvent calomnieuses à l’encontre de personnes exprimant des opinions différentes des siennes.

 

Des attaques personnelles

Je vous rappelle que cette plaignante a tenu des propos diffamatoires à mon égard sur les réseaux sociaux, affirmant par exemple sans retenue que je n’avais aucune compassion pour les victimes du tueur norvégien Anders Breivik, ce qui signifiait à proprement dit que je serais un monstre et aussi que je serais implicitement d’accord avec l’acte barbare de ce psychopathe criminel. Comment croire après un propos aussi gravement diffamatoire que les attaques de la plaignante ne sont pas personnelles et viseraient angéliquement à la recherche de la vérité, comme elle le prétend?

C’est pourquoi lorsque j’ai été informée de la plainte, l’été dernier, j’ai tout de suite saisi la charge politique qu’elle comportait. Il ne faisait aucun doute pour moi que la missive adressée au Conseil de presse s’inscrivait dans cette continuité obsessive et maladive du « traquage » et de la délation. J’ai alors écrit une lettre au CDP pour expliquer mes appréhensions. Il n’en a pas tenu compte.

Preuve indéniable de ses visées malicieuses, la plaignante a ouvertement affiché ses objectifs dans un article publié la semaine dernière par La Presse : « J'espère qu'après cette décision, on se questionnera sur l'image intouchable de Djemila Benhabib ainsi que sur son discours ».

Le Conseil de presse n’a pas tenu compte de la dimension politique de cette affaire ni de l’acharnement maladif de la plaignante à me salir sur les réseaux sociaux tout simplement parce que ma position idéologique sur l’islam politique est contraire à la sienne. Le Conseil de presse a donc pris parti pour la plaignante dans ce jeu politique et a même repris sa grille d’analyse. Cela est vivement déplorable.

Est-il nécessaire de vous rappeler également que des pans entiers de la presse québécoise se sont dissociés de vos activités et ont cessé de reconnaître la validité morale de votre institution privée ?

 

Des accusations mal fondées

Quant aux accusations de plagiat, elles sont mal fondées et grossièrement exagérées. À partir de cinq textes et de quelques exemples, le Conseil de presse a monté en épingle un corpus réduit sur environ une centaine de textes que j’ai écrits lorsque j’ai collaboré au site de Sympatico sur une période d’environ dix mois.

Le Conseil de presse a notamment erré lamentablement en ce qui a trait à certains passages fournis par la plaignante.

Le CDP, organisme strictement privé je le répète, a admis qu'il n'utilise aucune règle de droit ou méthodologie juridique pour tirer ses conclusions relativement à des causes essentiellement basées sur des dénonciations. Il est même surprenant qu'il considère que ses décisions puissent faire une jurisprudence publique en matière d'éthique de l'information. Il aurait été intéressant et éthique que le CPQ rende publique ses méthodologies en matière d'analyse du matériel qui lui est soumis.

Ainsi, vous me reprochez au sujet de l’un de ces passages d’avoir plagié le journal La Presse alors que la phrase en question se termine par «(…) dit La Presse».

 

Un manque de rigueur du Conseil de presse

Dans l’une de mes chroniques incriminées, celle du 20 avril 2015, l’accusation de plagiat porte sur deux informations que je rapporte puis commente. Vous me reprochez à propos de deux passages de n’avoir pas identifié mes sources alors qu’au sein de ces deux passages des liens hypertextes étaient clairement visibles et renvoyaient précisément aux textes dont sont issus ces passages. Serait-ce que votre jugement se serait appuyé seulement sur l’examen papier de mes textes, auquel cas vous n’auriez pu voir ces liens hypertextes?

Pourtant, vous connaissiez le support d’origine de ces textes, c’est-à-dire un site web où les liens hypertextes étaient facilement visibles, mais vous avez négligé de vérifier cet aspect, ce qui de votre part constitue un manque de rigueur professionnelle.

Vous me reprochez d’avoir utilisé des expressions largement véhiculées et répétées par ceux qui mènent le combat en faveur de la séparation des religions et de l’État. Dans une autre chronique, celle du 23 janvier 2015, l’accusation de plagiat porte, entre autres, sur la phrase suivante: « Il faut rétablir la démocratie dans ses droits, la laïcité dans sa force et enseigner à nos enfants les valeurs et les principes universels. »

Que de fois ai-je répété cette phrase? Que de fois l’ai-je entendu prononcer par mes camarades laïques. De qui est-elle? Je ne sais trop. Elle me paraît tellement impersonnelle et personnelle à la fois. Elle est utilisée à maintes reprises par divers intervenant en Europe et non seulement par le magazine Le Point. Sur Google, cette phrase renvoie à quelque 59 000 liens. Mais ici encore, vous avez omis de procéder à une vérification qui aurait pourtant dû aller de soi. C’est comme si vous m’aviez reproché d’avoir utilisé l’expression «Je me souviens» en considérant cette utilisation comme un plagiat.

 

Des accointances inavouables?

Ces errements et ce manque de rigueur professionnelle de la part de votre organisme entachent outrancièrement et injustement ma réputation. C’est pourquoi j’émets un «blâme sévère» à l’encontre de votre légèreté dans le traitement du dossier. Il est impensable de jouer de la sorte avec la probité et la réputation des gens, surtout quand vous prétendez agir au nom de la rigueur journalistique.

Je ne comprends pas de plus que votre décision me concernant ait été communiquée au public par Radio-Canada et La Presse avant même que vous ne la rendiez publique et, plus troublant encore, avant même que je n’en sois informée. Y aurait-il des accointances inavouables entre votre institution et ces deux médias? La question se pose. Dans tous les cas de figure, la manière dont vous avez procédé est fort peu éthique et dessert la cause dont votre organisme prétend être le gardien.

Par ailleurs, il aurait été plus honnête et plus rigoureux de votre part de préciser dans votre jugement les approches journalistiques différentes que constituent le bloque, la chronique et l’information. Vous ne faites nullement mention des zones grises tolérées par la formule «blogue», qui est beaucoup moins à cheval sur l’identification précise des sources que dans la chronique ou l’information factuelle.

Les blogues sont souvent écrits à chaud et ne bénéficient pas du second regard ou du filtre d’un chef de pupitre ou d’un rédacteur en chef, par exemple. Le blogue est connu pour être une plate-forme flexible où l’on peut, sur un ton libre, rendre compte de l'actualité, la commenter, dans un domaine qui nous intéresse. Rarement nous y retrouvons une structure de recherche journalistique, des références; c'est plutôt d'y rapporter sur le vif du moment des analyses, des récits, des paroles d'autrui. J’y ai vu une occasion de mêler les genres. C’est ce que j’ai essayé de faire avec un souci de rigueur.

 

Deux poids deux mesures

Prenons, par exemple, ma chronique du 5 janvier 2015. Je m’en souviens très bien. Je l’ai écrite à partir de la France. Ce jour-là, il y avait des problèmes informatiques avec la mise en page. Je vous rappelle que c’est moi qui devais éditer mes textes et les mettre en ligne. Les hyperliens que j’avais insérés ne paraissaient pas en ligne mais je n’avais aucun moyen de le savoir ou de m’en rendre compte. Alors, le texte est paru sans les hyperliens alors que je les avais pourtant insérés. C’est le genre de bug informatique qui peut arriver au plus rigoureux d’entre nous. Dans une telle circonstance, me faire accuser de plagiat est d’une injustice révoltante.

Cela dit, j’ai toujours attaché la plus grande importance à l’éthique journalistique et je continuerai de m’en faire un phare et un drapeau. Je reconnais volontiers que certains emprunts rares et relativement brefs, une phrase, une expression, ont été utilisés sans référence à la source sur mon blogue. Cela fut bien involontaire et ce fut la conséquence de transcriptions hâtives de mes notes de lecture, une pratique qui n’est pas mienne évidemment dans mes livres et autres textes de fond, des genres qui ne sont pas assujettis au sentiment d’urgence qui motivait à chaud la publication de mes billets de blogue.

Il n’y a jamais eu chez moi la moindre intention de plagiat; il n’y a eu que de très rares emprunts bien involontaires et qui sont l’apanage de tous ceux et celles qui lisent, notent et écrivent à cœur de journée, en plus d’être comme moi très actifs socialement et politiquement.

Mes idées sont totalement miennes et mes interventions publiques orales prouvent que je suis très à l’aise lorsqu’il s’agit d’en faire part ad lib. Je suis consciente qu’il me faudra quand même resserrer ma vigilance si un jour je m’adonne à nouveau à la pratique du blogue.

J’aurais accepté en de bonne grâce un avertissement à cet égard. Mais je refuse ce «blâme sévère» injustifié et disproportionné en regard de ces maladresses essentiellement involontaires.

D’ailleurs, force est de se rendre compte que ce «blâme sévère» vous ne l’avez pas porté dans des décisions hautement plus graves face à la manière de pratiquer le journalisme. Je pense par exemple au simple «blâme» fait à l’émission Enquête de Radio-Canada dans l’affaire Marois-Blanchet. Pourquoi ce deux poids deux mesures du Conseil de presse? Pourquoi tant de condescendance, voire de bienveillance, lorsqu’il s’agit de la télévision fédérale?

Je pense aussi au simple blâme adressé à La Presse au sujet de son utilisation de la publicité sous la forme d’information, financée par des pétrolières et des compagnies de téléphonie. Le fait que des compagnies pétrolières interviennent directement dans le contenu éditorial serait beaucoup moins grave que le soi-disant plagiat d’un blogueur? Allez comprendre la logique. Pourquoi cette condescendance lorsqu’il s’agit des médias dominants? Ces deux décisions-là n’ont retenu que très peu d’attention médiatique. Pourquoi? Qui en a décidé ainsi? Qui est responsable du choix éditorial de l’information? Dans l’intérêt de qui? Certainement pas dans l’intérêt du public dans les cas que je viens de souligner.

Finalement, je doute que les médias dominants usent à mon égard d’une égalité de traitement, comme l’exige l’éthique journalistique. Comme d’habitude, leur matraquage médiatique va faire œuvre de «vérité». N’est-ce pas cela que Umberto Eco appelle la falsification permanente de l’information?

En raison de ce qui précède, je vous informe que je n’irai pas en appel de la décision du Conseil de presse. Ma confiance envers votre organisme est au point zéro. Je ferai connaître mes griefs contre votre institution privée sur la place publique. J’ai davantage confiance au jugement du public qui me soutient et partage mes combats depuis plusieurs années.

Pour conclure, permettez-moi ce plagiat : Vox populi, vox dei.