Privatisation et flexibilisation, même combat contre les femmes

2016/03/04 | Par Pierre Dubuc

Au mois d’octobre 2008, la juge Danielle Grenier de la Cour supérieure avait pris de court le gouvernement Charest en invalidant, en pleine campagne électorale, les projets de loi 7 et 8 qui niaient le droit à la syndicalisation aux Responsables en service de garde en milieu familial (RSG), aux Ressources intermédiaires (RI) et aux Ressources de type familial (RI), en les considérant comme des travailleuses autonomes plutôt que des salariées.

Le gouvernement Charest n’avait pas osé en appeler de ce jugement en pleine campagne électorale et plus de 25 000 travailleuses obtenaient le droit de se syndiquer.

Aujourd’hui, avec ses compressions et des modifications au régime fiscal favorisant le secteur privé, le gouvernement Couillard remet en question des acquis obtenus de haute lutte.

Cette politique s’inscrit dans une vaste offensive antisyndicale menée depuis plusieurs décennies, dont le sociologue Yanick Noiseux trace un portrait saisissant dans son livre Transformations des marchés du travail et innovations syndicales au Québec, récemment paru aux Presses de l’Université du Québec.

Noiseux embrasse large. Il démontre comment le pacte social liant l’État, l’entreprise et les syndicats, en vigueur de la fin de la Seconde Guerre mondiale jusqu’aux années 1980, a été rompu et a entraîné le glissement de l’emploi du salariat classique – un emploi à vie dans une usine – vers ce qu’il appelle les marchés périphériques du travail (l’emploi à temps partiel, à forfait, ou dit à « contrat », à durée déterminée, à la pièce, faussement indépendant, etc.).

Avec la « flexibilisation » du travail, la part des personnes occupant un emploi atypique dans l’emploi total au Québec est passée de 16,7 % en 1976 à plus de 37,2% en 2009 !

Les politiques économiques visant le plein emploi, l’État-providence, le partenariat avec le monde syndical ont été remplacées par la libéralisation, la déréglementation, la privatisation et la réduction des politiques sociales.

Dans le secteur privé, les entreprises n’ont conservé que le noyau central de leurs activités (le « core business ») avec un petit nombre de travailleurs à temps plein hautement qualifiés, disposant de la sécurité d’emploi et de hauts salaires. Les autres activités ont été repoussées à la périphérie avec, dans un premier cercle, des salariés un peu moins qualifiés qui, bien que travaillant à temps plein, n’obtiendront jamais la sécurité d’emploi. Dans un deuxième cercle, loin du procès de production, se trouvent tous les salariés avec un statut plus ou moins précaire.

Un phénomène similaire s’est produit dans la fonction publique. En 2002, près du cinquième des fonctionnaires fédéraux occupaient un emploi atypique contre 12,4% en 1981. Les chiffres ne sont pas disponibles pour la fonction publique québécoise, mais un extrait d’un rapport de 2012 du Conseil du Trésor illustre bien l’état d’instabilité et d’insécurité qui afflige nombre de travailleurs et de travailleuses.

« Le sous-ensemble des employés réguliers peut en effet être considéré comme stable puisque, annuellement, la somme des départs et des arrivées de ce sous-ensemble oscille seulement entre 1,4% et 4%, alors qu’au contraire, le sous-ensemble des employés occasionnels est considéré comme tout à fait instable, puisque, annuellement, la somme des départs et des arrivées de ce sous-ensemble oscille entre 33% et 50% et que, en plus, d’une année par rapport à l’autre, les personnes peuvent aussi être tout à fait différentes. »

Dans ce marché du travail segmenté, fragmenté, divisé, on assiste, toujours selon Yanick Noiseux, à la rehiérarchisation des rapports de travail au détriment des jeunes et des femmes. Attardons-nous à la situation des femmes.

Travail à temps partiel. Entre 1991 et 2011, la part de l’emploi à temps partiel est passée de 41,8% à 59,3% chez les femmes de 15-24 ans (incluant les étudiantes). Entre 1976 et 2011, on constate que la contribution des femmes à la progression de l’emploi à temps partiel est systématiquement le double de celle des hommes.

L’écart entre la rémunération horaire moyenne du travail à temps partiel et celle du travail à temps plein s’est accru au fil des années, particulièrement chez les femmes où il est passé de 82% en 1998 à 73% en 2011.

Emplois temporaires. Entre 1997 et 2001, il s’est créé 21 000 nouveaux emplois temporaires à temps plein occupés par des femmes, comparativement à 11 800 emplois de même type pour les hommes.

En 2003, le salaire horaire des femmes occupant un emploi temporaire représentait 87% du salaire horaire de celles ayant un poste permanent.

 

Travailleuses autonomes

En 1981, les travailleuses autonomes se partageaient à peu près également en deux groupes, les travailleuses qui embauchaient du personnel rémunéré et les travailleuses qui n’engagaient pas de personnel. En 2003, on retrouvait trois fois plus de travailleuses autonomes sans employé.

Ces travailleuses autonomes à leur compte sont largement surreprésentées au bas de l’échelle des revenus (0 à 20 000 $), échelle salariale où leur proportion est trois fois plus importante que celle des salariés.

 

Cumul des emplois.

De 2001 à 2011, la proportion des femmes cumulant des emplois passe de 48,4% à 52,9%, alors qu’elle diminue de 51,6% à 47,1% chez les hommes.

Les femmes sont largement surreprésentées dans ce secteur à bas salaire où plus de la moitié (55,9%) travaillent plus de 50 heures par semaine, soit 44% de plus qu’en 2001.

Évidemment, les travailleuses occupant ces emplois atypiques – tout comme leurs collègues masculins – sont beaucoup moins nombreuses à bénéficier des régimes complémentaires de santé, des avantages sociaux et de l’assurance-emploi, dont l’accès est fonction du nombre d’heures travaillées.

Un des grands mérites du portrait d’ensemble tracé par Yanick Noiseux – et dont nous ne présentons qu’une infime partie – est de placer la flexibilité au cœur de l’évolution du marché du travail et d’interpeller à cet égard le mouvement syndical.

Il nous invite à repenser le syndicalisme autrement qu’à partir d’un modèle unique, celui qui s’appuie sur l’emploi permanent à temps plein, sur une classe ouvrière homogène et sur l’intégration dans le salariat classique, et à s’intéresser au travail « réellement existant ».

L’État a fortement contribué à cette « flexibilisation » du marché du travail, entre autres par la privatisation, le recours à des Partenariats public-privé, l’impartition, les modifications au Code du travail pour faciliter la sous-traitance, les changements apportés au régime d’assurance-emploi et, surtout, par son inertie, son peu d’empressement à modifier les lois du travail pour s’ajuster à la nouvelle réalité.

Bien sûr, Yanick Noiseux ne sous-estime pas l’importance de la lutte pour que la législation du travail tienne compte de cette nouvelle réalité avec, par exemple, la possibilité de négociations multi-patronales.

Cependant, le sociologue plaide pour que la flexibilité des relations de travail soit d’abord posée comme problème central à étudier, en y consacrant un effort intellectuel important, afin d’en rendre visibles les multiples et hétérogènes réalités et renouveler la théorie syndicale.

En s’inspirant des travaux de la sociologie latino-américaine, Yanick Noiseux apporte sa contribution avec cinq études de cas d’organisation de travailleurs atypiques : 1. Les travailleurs et travailleuses des succursales québécoises de Walmart; 2. La lutte des employés des bureaux et des magasins de la SAQ; 3. Le cas des étudiants-employés dans les universités québécoises; 4. Les luttes des camionneurs « indépendants »; 5. Le cas des migrants saisonniers dans les fermes maraîchères du Québec(1).

À l’encontre de certains auteurs (Touraine, Rifkin et autres), Yanick Noiseux réaffirme la centralité du travail dans la vie contemporaine et il croit que le syndicalisme peut encore jouer un rôle de levier majeur dans le changement social, à la condition qu’on repense l’articulation des mobilisations et de l’émancipation sociale à l’ère de la mondialisation néolibérale.

  1. L’aut’journal a contribué à la réflexion sur ce renouvellement nécessaire du mouvement syndical avec la publication de deux carnets : Le renouveau du syndicalisme américain par Paul Martineau et La face changeante du syndicalisme par Maude Messier.