Le Canada en Haïti : maintien de la paix ou occupation militaire?

2016/03/22 | Par Yves Engler

Est-ce que la vie de Noirs haïtiens est importante pour le plus important think tank de gauche canadien en matière de politique étrangère?

Apparemment pas autant que de faire parler de son travail dans les grands médias canadiens anglais, au point de fermer les yeux sur le militarisme déguisé en maintien de la paix.

Au début du Mois de l’Histoire des Noirs, le Rideau Institute d’Ottawa a co-publié Unprepared for peace? The decline of Canadian peacekeeping training (and what to do about it). [Mal préparé pour la paix? Le déclin de la préparation du Canada au maintien de la paix (et que faire à ce sujet ?)]

Sur la page couverture du document, on peut voir un soldat canadien, blanc, portant un gros M-16 en bandoulière, penché vers l’avant pour serrer la main d’un enfant noir. En arrière-plan, les drapeaux du Canada et de l’ONU.

Conçu pour inciter les Forces canadiennes à offrir à ses membres davantage d’entraînement au maintien de la paix, Unprepared for peace ? a pour prémisse la notion erronée, selon laquelle les missions de l’ONU sont par définition socialement utiles. Cela implique que la plus significative des récentes contributions du Canada à une mission de l’ONU- Mission des Nations Unies pour la stabilisation en Haïti (MINUSTAH) – était une opération, dont nous devrions être fiers.

Le principal auteur du rapport est Walter Dorn, membre du conseil d’administration du Rideau Institute, un tink tank de gauche au Canada anglais, qui a travaillé avec la mission de l’ONU en Haïti et qui en a fait l’éloge.

« Avec le soutien financier du département des Affaires étrangères et du Commerce international » écrit Dorn, « l’ONU m’a envoyé en 2006 en voyage de recherche auprès de ses missions en Haïti » et ailleurs. Au cours d’une année sabbatique, Dorn a été consultant auprès du Département des opérations de maintien de la paix de l’ONU et a, par la suite, rédigé un rapport à l’intention des « Directeurs militaires de la mission de l’ONU en Haïti » sur les « technologies de maintien de la paix ».

Avec l’aide de la MINUSTAH, il a publié Intelligence-led Peacekeeping. The United Nations Stabilizing Mission in Haiti (MINUSTAH), 2006-07. Dans ce rapport, Dorn prétend que l’intervention de 2004, visant à renverser le gouvernement haïtien élu, avait pour but de « créer les conditions nécessaires pour la sécurité et la stabilité ».

Le rapport met principalement l’emphase sur les activités de renseignement menées par l’ONU à Cité Soleil, le quartier le plus pauvre de Port-au-Prince.

En applaudissant les opérations de l’ONU à Cité Soleil, Dorn fait fi du rôle politique de la MINUSTAH. Après avoir aidé à évincer du pouvoir Jean-Bertrand Aristide et des milliers d’autres élus, 500 soldats canadiens ont été intégrés à une mission de l’ONU, venant en appui au nouveau gouvernement dans sa violente répression du mouvement pro-démocratie haïtien, de mars 2004 à mai 2006.

La force onusienne a aussi participé directement à la « pacification » des bidonvilles, qui a fait des douzaines de morts à Cité Soleil (le bastion des partisans d’Aristide).

Dorn a prononcé plusieurs conférences et donné de multiples entrevues en appui à la force de l’ONU. En 2010, il a prononcé une conférence intitulée « The Protection of Civilians, The United Nations Stabilizing Mission in Haiti ».

L’année suivante, il a déclaré à l’émission The World this Weekend de la radio de la CBC que le monde « implore le Canada » d’étendre son rôle militaire au sein de l’ONU, ajoutant que « nous assurons depuis longtemps une présence policière en Haïti, mais nous pourrions facilement aussi apporter une contribution militaire ».

Il a aussi rabroué les gens qui critiquaient l’ONU. En 2012, Courtney Frantz, auteur d’un rapport du Council of Hemispheric Affairs, a déclaré à l’Inter Press Service que la MINUSTAH « a perpétré des actes de violence » et qu’elle était « devenue un instrument des intérêts économiques des États-Unis, de la France et du Canada (incluant les privatisations en Haïti) ». Dorn a répliqué que les forces onusiennes avaient apporté la « loi et l’ordre ».

L’année suivante, Dorn a déclaré à la Presse Canadienne que l’ajout de 34 soldats canadiens à la MINUSTAH constituait un « élément positif. Ça aide Haïti, les Nations Unies, les États-Unis et le Brésil ».

Si l’envoi de soldats canadiens a pu aider les États-Unis et le Brésil (le pays qui dirige la mission militaire), la plupart des Haïtiens voient la MINUSTAH comme une force d’occupation responsable d’innombrables abus.

En plus de cette répression politique, la négligence de l’ONU pour la vie des Haïtiens a causé une importante épidémie de choléra, qui a emporté au moins 8 000 Haïtiens et en a rendu 750 000 malades.

En octobre 2010, une base de l’ONU située dans le centre d’Haïti a déversé des eaux usées, incluant celles des toilettes d’un contingent de militaires Népalais qui venait d’arriver, dans une rivière où des gens puisaient leur eau de consommation. Par ce déversement, le choléra a été introduit dans le pays.

Dorn milite pour un accroissement de l’implication du Canada dans les opérations militaires de l’ONU, même dans le cadre de guerres menées par les États-Unis et l’OTAN. En mars dernier, il écrivait : « Les deux approches peuvent coexister. Ce n’est pas un ou l’autre et rien entre les deux. Nous pouvons exceller au combat et exceller en maintien de la paix ».

Sympathique à la vision étatsunienne du monde, Dorn ne s’offusque pas que les forces de l’ONU remplacent celles de l’OTAN. Dans Unprepared for peace ?, il écrit : « Dans la période post-Afghanistan, le devoir de faire face aux crises internationales émergentes est de plus en plus devenu l’affaire des Nations Unies, alors que l’OTAN limite ses interventions principalement aux frappes aériennes, comme ce fut le cas en Libye en 2011 ».

Dans le cas de la guerre Canada, France, Royaume-Uni, États-Unis, en Libye, Dorn a plaidé pour qu’une mission de l’ONU ramasse les pots cassés, suite au conflit qu’il jugeait, même avec quatre ans de recul, de « justifié… pouvant facilement être qualifié de "guerre juste" ». Cinq mois après le début de cette guerre, The Independent le citait : «  Une mission de maintien de la paix en Libye serait une occasion pour l’ONU de surmonter son attitude incroyablement dépassée face aux nouvelles technologies militaires ».

Alors qu’il faisait campagne pour une amélioration des capacités militaires de l’ONU, Dorn se réjouissait de la décision de l’administration Obama de renforcer l’arsenal des Nations Unies. « L’effort des États-Unis est sincère », a-t-il déclaré en mars. « Je suis allé à Washington trois fois dans les derniers mois pour parler avec des représentants du département de la Défense sur les façons d’adapter les technologies de maintien de la paix de l’ONU aux conditions du 21e siècle ».

La notoriété de Dorn au Canada anglais est largement attribuable au poste qu’il occupe au Collège militaire Royal et au Collège des Forces Canadiennes. Dorn est populaire dans les collèges militaires parce que certains éléments au sein des Forces canadiennes voient depuis longtemps les missions de « maintien de la paix » comme un moyen de justifier leurs budgets auprès de l’opinion publique.

En 2014, Ipolitics rapportait que « Dorn se dit satisfait de la taille actuelle de l’armée canadienne. Il dit que toute réduction ferait en sorte que le Canada dépense moins de 1% de son PIB pour ses Forces armées, et en tant que professeur en Études de la défense, ce n’est pas quelque chose qu’il pourrait approuver ».

Malheureusement, le plus important think tank de gauche du Canada en matière de politique étrangère a rejeté les voix en faveur de la démilitarisation et de l’anti-impérialisme pour plutôt faire la promotion des vues de l’aile soi-disant progressiste de l’appareil militaire.

Le Rideau Institute travaille avec un individu qui a appuyé avec enthousiasme le pire crime commis au nom de la politique étrangère du Canada en ce début du 21e siècle. Mais les victimes étaient des Haïtiens noirs et pauvres et, apparemment, ce n’est pas important.