St-Hubert, Rona, tout est-il à vendre ?

2016/04/13 | Par Jacques B. Gélinas

Dring, dring, dring, St-Hubert Barbecue: VENDU! La nouvelle est tombée comme un coup de massue, le 31 mars. Cet abandon n’est que le dernier d’une longue liste de sièges sociaux, fleurons et piliers de l’économie québécoise, vendus à des intérêts étrangers. Quelques semaines plus tôt, nous avons assisté à la cession programmée de la super quincaillerie Rona à la multinationale Lowe’s, pour 3,2 milliards de dollars.

Ces deux cas ont fait grand bruit, mais on pourrait nommer une centaine d’importants sièges sociaux partis en catimini, ces dernières années. Et cela, dans tous les secteurs : production, distribution, communications, alimentation, ressources naturelles, pharmaceutique, assurances, culture, divertissement, etc.

Mentionnons pour mémoire les gâteaux Vachon, Prévost Car, Nova Bus, Alliance Films, Astral, Cossette, Cambior, Domtar, Bélair Direct, Provigo cédé à Loblaws, BioChem Pharma repreneur de l’Institut Armand Frappier, Alcan avalé par Rio Tinto, le Cirque du Soleil livré à des intérêts états-uniens et chinois. Et pour comble, la Bourse de Montréal qui s’est vendue à la Bourse de Toronto, avec l’assentiment du premier ministre Lucien Bouchard, en 1999

Que répondent nos gouvernants – Couillard, Coiteux, Anglade et compagnie - à ceux qui s’inquiètent de ce pillage de nos sièges sociaux? Rassurez-vous, qu’ils disent, les emplois restent au Québec, les travailleuses et travailleurs seront bien traités. D’ailleurs, ajoutent-ils, avec la mondialisation, la propriété nationale des entreprises n’a plus d’importance.

 

«L’important dans la vie, c’est une job steady pis un bon boss»

Qui aurait cru que nos élites économiques et politiques en viendraient à adopter la philosophie du personnage super aliéné d’Yvon Deschamps qui, dans un célèbre monologue - Les unions qu’ossa donne? -, énonce cette maxime de bonne conduite prolétaire : «L’important dans la vie, c’est une job steady pis un bon boss». À l’instar de ce petit salarié cocufié mais content, nos dirigeants estiment qu’il vaut mieux être un valet-porteur-d’eau bien entretenu que maître dans sa maison avec tout ce que cette responsabilité comporte d’obligations, de savoir-faire, d’initiatives et de risques.

Jacques Parizeau n‘était pas de cette engeance. Il a été un des principaux artisans du Maîtres chez nous, au temps de la Révolution tranquille. Et pour que cela se réalise, il a vu qu’il fallait commencer par maîtriser nos centres de décision économiques. C’est lui qui a fait inscrire dans le programme du Parti québécois, en 1969, cette notion de «centres de décision économiques» que l’État a le devoir et le pouvoir de protéger.

Mais voilà que trois décennies plus tard, Parizeau se désole de l’écrasement du Québec inc. «Tout est-il à vendre?», a-t-il lancé, un jour de 1998, en guise d’apostrophe plutôt que d’interrogation. Il s’indignait particulièrement de l’attitude du pdg de la Caisse de dépôt et placement du Québec qui avait déclaré n’attacher aucune importance à la protection des sièges sociaux québécois. Or, Henri-Paul Rousseau, de triste mémoire, ne faisait que répercuter le sentiment de nos élites économiques, politiques et médiatiques, intoxiquées par l’idéologie néolibre-échangiste. Une idéologie qui prône la primauté des lois du marché sur le politique.

Depuis que le néolibre-échange s’est imposé comme pensée unique à l’échelle de la planète, le protectionnisme a mauvaise presse. Protéger nos centres de décision économiques, c’est du repli sur soi, de la frilosité, du passéisme, de l’ignorance...

Et pourtant, la question se pose aujourd’hui avec acuité : peut-on redonner ses lettres de noblesse à la protection de nos centres de décision économiques? Ou faut-il, selon le credo du gouvernement Couillard, laisser les intérêts étrangers s’emparer de notre patrimoine entrepreneurial?

 

John Maynard Keynes protectionniste

À ce propos, le grand John Maynard Keynes (1883-1946), l'économiste le plus influent du XXe siècle, nous a laissé un formidable exemple de courage intellectuel et politique. Bravant l’orthodoxie libre-échangiste de son temps, qui avait pour elle tout l’establishment économique, académique et politique, il a évolué d’une position favorable au libre-échange à la reconnaissance du protectionnisme comme système. Son évolution a consisté à découvrir progressivement les failles du dogme libre-échangiste et de rompre avec cette orthodoxie, pour prendre résolument la défense d’un sain protectionnisme qui confère à la nation la maîtrise de son économie et son destin. Ce qu’il appelait l’autosuffisance nationale.

En 1933, Keynes, alors âgé de 50 ans, fait part de l'évolution de sa pensée aux étudiants de l'University College de Dublin. Cette conférence prendra la forme d'un article intitulé National Self-Sufficiency - L'autosuffisance nationale - publié, en juillet de la même année, dans la revue The New Statesman1. Dans cet article, il raconte comment, ardent partisan du libre-échange depuis le début de sa carrière, il s'est converti à une position qui réduit au minimum la dépendance économique et commerciale des nations, moyennant un protectionnisme de bon aloi. (Voir un extrait de cet article dans l’encadré ci-contre intitulé : «La conversion de Keynes au protectionnisme racontée par lui-même»)

Keynes a maintenu cette position dans son œuvre maîtresse, La Théorie générale de l'emploi, de l'intérêt et de la monnaie, parue en 1936. Il n’en déviera point jusqu'à sa mort survenue en 1946. Keynes réhabilite le politique. Il réaffirme le primat du politique sur l'économique. C’est sa contribution essentielle

 

Comme Keynes, Parizeau a douté… mais ne s’est pas converti.

Comme Keynes, Parizeau a cru dans le libre-échange. Dans les années 1980, il se fait l’ardent promoteur de l’Accord de libre-échange Canada-États-Unis (ALE). Il appuie de tout son poids le projet Reagan-Mulroney, à la fois pour des raisons économiques et politiques. Il prend sur lui de faire effectuer au Parti québécois un virage à 180 degrés en faveur de ce traité… dont il ignore les tenants et les aboutissants. Il ignorait alors qu’il s’agissait d’un nouveau type de libre-échange que les États-Unis voulaient étendre à l’ensemble du monde. Ce qu’ils ont fait effectivement.

Mais à la fin des années 1990, Parizeau découvre la face cachée de ce libre-échange qui se révèle, selon son expression, comme «la charte des droits et libertés des multinationales». Il commence à douter de ses vertus. Comme Keynes, il fait part de ses doutes à un jeune auditoire. En 1998, s’adressant aux étudiantes et étudiants du collège de Maisonneuve, il leur fait cette stupéfiante confession : «On n’a pas toujours fait assez attention aux dispositions de l’ALENA concernant les investissements, obnubilés comme nous l’étions tous par les flux commerciaux». (Cette conférence est reproduite dans L’Action Nationale de janvier 1999). C’était avouer qu’il s’était trompé. Obnubilé par les aspects proprement commerciaux de l’ALE et de l’ALENA, il avait cru que ces deux accords fondateurs du néolibre-échange ne concernaient que les marchandises, alors qu’ils couvraient également - surtout - les investissements, les services, les achats publics, l’agriculture et la protection des brevets des multinationales.

Mais contrairement à Keynes, Parizeau ne s’est pas converti. Il n’a jamais admis la faillite du modèle libre-échangiste pour le Québec et pour le reste du monde. Il a plutôt tenté de concilier l’inconciliable : l’État protecteur du Québec inc. et de l’intérêt général battu en brèche par l’État naufrageur du Québec inc. et protecteur des intérêts privés, le plus souvent étrangers.

Et pourtant, le moment suprême venu, ce grand Québécois a fait pencher la balance du côté de son premier combat, celui du «maîtres chez nous». «Si je meurs demain, a-t-il confié à son biographe, j’aimerais que l’histoire retienne que j’ai appartenu à cette vingtaine de personnes qui ont fait la Révolution tranquille2

Son cri «Tout est-il à vendre?» apostrophe aujourd’hui toute la classe politique.

LA CONVERSION DE KEYNES AU PROTECTIONNISME RACONTÉE PAR LUI-MÊME

Comme la plupart des Anglais, j'ai été élevé dans le respect du libre-échange, considéré non seulement comme une doctrine économique qu'aucune personne rationnelle et instruite ne saurait mettre en doute, mais aussi comme une composante de la loi morale. Tout manquement à ces principes me paraissait à la fois une imbécilité et un outrage. Je pensais que les convictions libre-échangistes inébranlables que l'Angleterre a défendues pendant près d'un siècle, expliquaient sa suprématie économique devant les hommes autant qu'elles la justifiaient devant l'Éternel. […]

Qu'est-ce que les libre-échangistes du XIXe siècle, qui furent parmi les plus idéalistes et les plus désintéressés des hommes, croyaient accomplir? Ils croyaient qu'ils étaient parfaitement sensés, qu'eux seuls voyaient juste, et que les politiques visant à interférer avec l'idéal de la division internationale du travail étaient toujours le produit de l'ignorance engendrée par l'égoïsme. En second lieu, ils croyaient qu'ils allaient résoudre le problème de la pauvreté, et le résoudre pour le monde entier, en affectant à leur meilleur usage, tel un bon père de famille, l'ensemble des ressources et des compétences que recelait la planète.

Que trouvons-nous à redire de tout cela? Si l'on reste à la surface des choses, rien. Pourtant, aux yeux de la plupart d'entre nous, la politique qui en ressort n'est, en pratique, pas satisfaisante. Qu'est-ce qui ne va pas?

Qu'un pays consacre une part importante de son effort à la conquête de marchés extérieurs, ou que les capitalistes étrangers en pénétrant la structure économique grâce à leurs ressources et à l'influence qu'elles leur donnent, ou que notre vie économique dépende étroitement des politiques économiques fluctuantes de pays étrangers, voilà qui, aujourd'hui, ne paraît plus de façon évidente favoriser ni garantir la paix dans le monde.

Je sympathise par conséquent, avec ceux qui souhaiteraient réduire au minimum l'interdépendance [économique et commerciale] entre les nations, plutôt qu'avec ceux qui souhaiteraient la porter à son maximum. Les idées, la connaissance, l'art, l'hospitalité, les voyages: ce sont là des choses qui, par nature, doivent être internationales. Mais produisons les marchandises chez nous chaque fois que c'est raisonnablement et pratiquement possible; et, surtout, faisons en sorte que la finance soit en priorité nationale.

1Cet article est reproduit dans J. M. Keynes, La pauvreté dans l'abondance, Paris, Gallimard, 2002. Les 14 essais de Keynes réunis dans ce volume nous révèlent l’actualité de sa pensée. La crise financière, politique, migratoire et frontalière, qui secoue aujourd’hui l’humanité, nous invite à le redécouvrir.

2 Pierre Duchesne, Jacques Parizeau, T. III, Montréal, Québec Amérique, 2004, p. 579.