Comment Google a changé l'Internet sans vous le dire

2016/05/10 | Par Collectif

Article reproduit du journal Le Monde du 7 mai 2016

Le programme que nous utilisons le plus pour aller sur Internet est le navigateur. Il nous permet de rejoindre et de consulter les sites de la Toile. Chaque site a son adresse sur le Réseau. Le navigateur la trouve grâce à un annuaire central d'adresses principales appelé " serveur racine de DNS " (pour domain name system). Ce répertoire de référence est géré par une société, l'Icann (Internet Corporation for Assigned Names and Numbers), placée sous l'autorité de l'État américain.

Depuis des années, votre navigateur sur ordinateur, tablette ou mobile utilise par défaut cet annuaire. Mais voilà qu'est intervenu un subtil changement : le navigateur Chrome de Google remplace sans avertissement l'annuaire de l'Icann par le sien.

Par cette substitution invisible, Google installe un serveur racine alternatif dont il a seul la maîtrise. Vous pensez naviguer sur Internet... vous voilà sur un autre Internet : un clone du premier, géré directement par Google. Pour l'instant, le registre propriété de Google est une copie de celui de l'Icann : l'utilisateur ne s'en rend pas compte. L'accès aux sites est d'ailleurs souvent plus rapide, comme sur les autres racines hors Icann, puisque souvent délivré d'étapes de contrôle et de surveillance.

Mais le risque est majeur. Le gérant de cet Internet privatisé peut ajouter ou supprimer des adresses à volonté. Vous recherchez un site, une page : disparus ! Vous n'irez pas changer de serveur racine car vous ne savez pas que vous êtes dans un Internet parallèle. Cette manoeuvre ne vient pas d'un acteur marginal. Bien au contraire, le navigateur Chrome a pris en avril  la première place mondiale, dépassant Internet Explorer. C'est d'autant plus inquiétant que le navigateur et le moteur de recherche ont les mêmes intérêts.

La visibilité sur le moteur de recherche Google est un droit de vie ou de mort. Google a d'ailleurs annoncé le lancement de sa propre racine ".google ", comme il existe un ".com " ou un ".fr ". Peut-être les sites qui feront le choix exclusif de la racine Google seront-ils mieux classés ? Les sites récalcitrants plus longs à charger ? Le scénario qui dévalue l'Internet Icann pour l'Internet Google n'est-il pas déjà écrit ?

Un exemple de ce scénario ? Sans explication, pendant deux semaines en avril, aux Etats-Unis, Google a supprimé de ses résultats de recherche la fonctionnalité dite " articles de fond " qui regroupe les liens vers les pages traitant un sujet de manière détaillée. Puis, la rubrique est revenue. Erreur ? Essai ? Démonstration de puissance en tous les cas. Par cet échange d'annuaires, Google collecte aussi l'intégralité de votre activité sur le réseau, sur son réseau... Mais ça, vous êtes habitués.

 

Vous avez donné votre accord

La " bonne nouvelle ", c'est que vous avez donné votre accord à ce changement. L'article  11 des " conditions d'utilisation de Chrome " autorise les mises à jour automatiques et l'article  20.2, que vous avez bien sûr lu, établit votre acceptation par défaut des améliorations de fonctionnalités, à la seule discrétion de Chrome.

L'annuaire de sites Internet est constitutif de notre liberté. Il répond de notre souveraineté numérique, c'est-à-dire de l'application de la République au Réseau. En l'espèce : garantir le choix conscient par chacun de l'annuaire de l'Icann ou d'un autre. Il existe d'ailleurs un mouvement de racines ouvertes créatif, collaboratif, et dont l'esprit est celui du logiciel libre.

Selon la Banque mondiale, 4,2  milliards de personnes sur la planète n'ont pas accès à Internet, dont 1,1  milliard d'Indiens. Et pourtant, l'Inde a refusé l'Internet diminué, contrôlé et ensaché par Facebook sous l'appellation de " Free Basics ". 

Pour l'autorité de régulation des télécommunications indienne, comme pour une centaine d'universitaires, restreindre le choix de l'utilisateur, c'est attenter à sa liberté. Quant à nous, laisserons-nous l'Internet qui a changé le monde, bien commun mondial, invention française et européenne, se réduire à une dangereuse manipulation ?

Par Pierre Bellanger, Chantal Lebrument et Louis Pouzin