La libéralisation de l’agriculture marginalise le Québec

2016/06/17 | Par Gabriel Ste-Marie

Le 2 juin dernier avait lieu la plus importante manifestation à Ottawa depuis l’élection du gouvernement Trudeau. Plus de 2500 producteurs agricoles de partout au Québec, avec 54 tracteurs, ont marché et roulé de Gatineau à Ottawa, avant d’envahir la colline du Parlement et la rue Wellington.

Ils voulaient dénoncer les importations de lait diafiltré et les brèches dans le système de gestion de l'offre.

La grande majorité des députés du Bloc Québécois étaient aux côtés des agriculteurs, tout comme André Villeneuve, député du Parti Québécois.

Fait rare, les producteurs ont aussi reçu l’appui du ministre de l’agriculture du Québec, Pierre Paradis, qui était présent avec eux sur la colline.

Le fait que le ministre ait choisi d’aller manifester à Ottawa plutôt que gouverner à Québec n’est pas anodin. Nos agriculteurs font actuellement les frais d’ententes commerciales internationales et de l’entrée illégale de produits agricoles à nos frontières.

Or, c’est le gouvernement canadien qui a le pouvoir de régler ces questions. Le seul pouvoir du ministre de l’Agriculture du Québec, c’est d’interpeller Ottawa. Si Ottawa ne l’écoute pas, il peut aller manifester. C’est ce qu’il a fait.

La gestion de l’offre est le système qui encadre les marchés du lait, des œufs, du poulet et du dindon. Au Canada, c’est au Québec qu’on trouve le plus grand nombre de producteurs qui sont régis par ce système, soit près de 7000 fermes, la plupart familiales.

La gestion de l’offre fonctionne avec des quotas. Les quantités produites sont déterminées en fonction de la demande du marché, afin d’éviter les surplus et d’assurer la stabilité du marché et les revenus des producteurs.

En échange, les importations sont limitées, toujours de façon à protéger le marché. Il serait plus juste de dire que les importations étaient limitées.

Pendant des décennies, le système de la gestion de l’offre était respecté et ses secteurs ont été systématiquement exclus des dix-sept accords commerciaux signés par le Canada. Québec se faisait écouter à Ottawa. La forte députation du Bloc Québécois faisait aussi une différence.

Depuis son instauration, les autres pays ont cherché à créer des brèches dans le système de gestion de l’offre, afin d’accroître leurs parts de marché. C’est la guerre du commerce. Jusqu’à récemment, le gouvernement canadien avait résisté à ces pressions.

Une première brèche a été ouverte avec l’Accord Canada-Europe dans le marché du lait. Une deuxième l’a été avec le Partenariat transpacifique, que le Canada a signé, mais pas encore ratifié. Celle-ci touche principalement le lait, mais aussi les œufs et la volaille.

En parallèle, plusieurs pays, dont principalement les États-Unis, épluchent méthodiquement la règlementation canadienne afin de trouver de nouvelles façons de percer notre marché. Ils l’ont fait avec l’isolat de protéines laitières. Puis avec le lait diafiltré : un concentré protéiné liquide inventé de toutes pièces pour contourner la gestion de l’offre.

Ils utilisent aussi le report de droits de douanes. Ce programme, sensé aider le secteur manufacturier, permet aux entreprises de reporter de quatre années les droits de douane à payer, et à ne pas les payer si le produit est réexporté.

Du lait vieux de quatre ans, ça ne peut certainement pas être réexporté! Mais, pour Ottawa, oui ! Même chose pour la volaille.

Dans cette guerre commerciale, le rôle d’Ottawa serait de colmater ces brèches, l’une après l’autre, afin de faire respecter le système de gestion de l’offre et la loi. Depuis quelques années, le gouvernement canadien préfère le laxisme, en tolérant toutes ces brèches, souvent illégales.

En ce sens, il plie devant les pressions américaines. Par exemple, le porte-parole du Département du commerce des États-Unis a récemment déclaré : « Nous avons dit clairement au gouvernement canadien que nous nous attendions à ce qu’il ne prenne aucune mesure pour interrompre les présentes exportations de produits laitiers ». C’est ce que le gouvernement fait, même si ça contrevient aux lois et règlements.

Les producteurs de poulet sont aussi confrontés à d’autres trouées dans la loi. Par exemple, les Américains exportent aujourd’hui des boîtes d’ailes de poulet avec deux sachets de sauce. Le second sachet leur permet de ne plus payer les droits de douane, et ainsi contourner l’esprit de la loi.

Il y a aussi le dossier de la poule de réforme, un véritable scandale. Afin d’échapper aux tarifs douaniers, du poulet américain passe nos frontières sous la fausse appellation de poule de réforme, terme qui décrit les vieilles poules pondeuses, et qui échappe à la gestion de l’offre. Le problème est que la quantité de supposées « poules de réforme », qui a traversé nos frontières sous ce nom, représente l’équivalent de la production totale des États-Unis! Il s’agit d’importations frauduleuses, mais Ottawa ferme les yeux.

Toutes ces brèches viennent déstabiliser le système de gestion de l’offre et font perdre d’importants revenus et des parts de marchés à nos agriculteurs. Les producteurs québécois et canadiens ont payé une valeur de 30 milliards de dollars pour des quotas et un marché, qui devrait être protégé et qui est maintenant la risée des producteurs étrangers subventionnés.

Ce changement d’attitude d’Ottawa n’est pas anodin. Il témoigne de la marginalisation du Québec dans le Canada. Même si des agriculteurs hors Québec produisent dans le cadre de ce système, c’est la pression du Québec qui avait permis son maintien intégral.

Jusqu’à récemment, Québec arrivait à se faire entendre à Ottawa. Ses intérêts étaient pris en compte, tant pour l’agriculture que pour les autres secteurs économiques. Désormais, Ottawa fait le calcul qu’il n’a plus besoin de prendre en compte la spécificité québécoise. Le Québec ne pèse plus assez lourd dans la fédération.

Jusqu’ici, le Canada avait réussi à faire cohabiter ses différents types d’agriculture. Avec les pressions de Québec et de ses agriculteurs, la gestion de l’offre avait sa place aux côtés du modèle de production intensive à grande échelle : céréales, bœuf de l’Ouest, porc, etc.

Désormais, pour permettre le développement de la production intensive, Ottawa est prêt à céder des pans de la gestion de l’offre.

On l’a vu avec l’Accord Canada-Europe et le Partenariat transpacifique, qui favorisent la production intensive, comme celle du bœuf de l’Ouest. On le voit aussi dans le laxisme d’Ottawa à faire appliquer la loi et les règlements.

Au niveau international, le Canada fait la promotion de cette production intensive. Par exemple, à l’OMC, il fait partie du groupe de Cairns, un regroupement de pays exportateurs de produits agricoles, qui militent pour la libéralisation des échanges dans ce secteur. On y trouve, par exemple, l’Argentine, l’Australie, le Brésil et la Nouvelle-Zélande.

Même si une partie de l’agriculture québécoise fonctionne sur le modèle intensif, le Québec serait probablement mieux défendu, s’il faisait partie du groupe rival, le G-10. Il s’agit d’une coalition de pays qui militent pour faire reconnaître la diversité et le caractère spécial de l’agriculture, en raison de considérations autres que d’ordre commercial.

En font, entre autres, partie le Japon, la Suisse et Taïwan. Ces pays visent moins l’exportation de leurs produits agricoles que leur souveraineté alimentaire. Ils demandent donc de limiter la libéralisation de l’agriculture.

L’exemple de l’agriculture témoigne de la marginalisation du Québec dans le Canada. Pendant longtemps, Ottawa prenait en compte la spécificité québécoise. C’est de moins en moins le cas, forçant même le ministre québécois de l’Agriculture à quitter son bureau pour aller manifester à Ottawa aux côtés des agriculteurs.

L’auteur est député du Bloc Québécois.