Pour un juste protectionnisme

2016/08/30 | Par Jacques B. Gélinas

«Dans l’histoire de l’humantié, le protectionnisme a toujours nui à la prospérité.» Vous vous demandez quelle personnalité, méconnaissant de l’histoire économique et sociale du monde, a pu proférer une contre-vérité aussi grossière. Hélas! c’est Philippe Couillard, premier ministre du Québec qui, «inquiet de la montée du protectionnisme aux États-Unis», y est allé de cette déclaration sententieuse, à Québec, le 9 août dernier1. C’était devant l’assemblée annuelle de la Section Est du Council of State Governments, une organisation états-unienne qui éventuellement englobe les provinces de l’Est du Canada.

 

Que nous dit l’histoire des faits économiques dans le monde?

L’histoire des faits économiques et sociaux nous dit que tous les pays aujourd’hui industrialisés ont fondé leur développement et leur prospérité sur le socle du protectionnisme. Des exemples? En Grande-Bretagne, un protectionnisme étanche a sévi pendant deux siècles, soit du début des Navigation Acts, en 1651, à l’abolition des Corn Laws, en 1846. Aux États-Unis, «patrie et bastion du protectionnisme moderne2», le système de protection instauré par le ministre des Finances, Alexander Hamilton, en 1791, a perduré jusqu’en 1945. Au Canada, la National Policy, instituée en 1878 par le gouvernement de John A. MacDonald s’est prolongée jusqu’au revirement inopiné de Brian Mulroney en faveur du libre-échange avec les États-Unis, en 1985.

Dans le cas de notre puissant voisin du Sud, voici comment le président Ulysses Grant (1868-1876), protectionniste et fier de l’être, défendait la position de son pays :

«Pendant des siècles, l’Angleterre s’est appuyée sur la protection, l’a pratiquée jusqu’à ses extrêmes limites, et en a obtenu des résultats satisfaisants. Après deux siècles, elle a jugé commode d’adopter le libre-échange, car elle pense que la protection n’a plus rien à lui offrir. Eh bien, Messieurs, la connaissance que j’ai de notre pays me conduit à penser que dans moins de 200 ans, lorsque l’Amérique aura tiré de la protection tout ce qu’elle a à offrir, elle adoptera aussi le libre-échange.»

Ce que Grant avait prédit s’est effectivement produit, mais dans un délai plus court qu’il n’avait prévu. À l’issue de la Deuxième Guerre mondiale, les États-Unis devenus la première puissance industrielle et commerciale du monde, se sont faits les champions d’un néolibre-échange globalitaire… tout en se réservant le droit de protéger au besoin leurs propres intérêts. Le persistant conflit du bois d’oeuvre illustre de façon exemplaire comment, malgré tous les accords de libre-échange, nos producteurs forestiers ne sont nullement à l’abri du protectionnisme états-unien.

 

Comment le libre-échange nuit à la santé de la planète et à la prospérité de la société

Contrairement à ce que Philippe Couillard tente de nous faire croire, ce n’est pas le protectionnisme, mais bien le libre-échange qui nuit à la prospérité de 90% de l’humanité.

Dans un récent article intitulé «Les nouveaux ennemis de la mondialisation», l’économiste Joseph Stiglitz démontre, faits et chiffres à l’appui, comment le système économique actuel, fondé sur le néolibéralisme et son avatar le néolibre-échange, tire les salaires vers le bas, «creuse les inégalités et nuit à l’économie dans son ensemble3». C’est là le résultat de la mise en concurrence générale des travailleurs du monde entier.

C’est aussi le résultat de la mise en concurrence des États les uns contre les autres. Car la libre circulation des capitaux, partie intégrante du néolibre-échange, a converti les investisseurs internationaux en maîtres-chanteurs. Pour les attirer ou les retenir, les États rivalisent de générosité à leur égard. Les capitaux volent naturellement vers le moins-disant fiscal, écologique et social. Cette compétition malsaine vers le bas a pour effet de détruire les écosystèmes, de creuser les inégalités et de corrompre la démocratie.

Récemment, au Québec, on a vu comment le libre-échange nuit à nos producteurs de bleuets snobés par les supermarchés qui préfèrent les bleuets moins coûteux – et moins goûteux! - venus des États-Unis et même de la lointaine Argentine.

Le libre-échange nuit également à nos producteurs de lait qui voient la gestion de l’offre – juste protectionnisme – rognée et mise en péril par deux mégatraités: l’Accord économique et commercial global Canada-Union européenne et l’Accord de partenariat transpacifique.

Prétendre que l’on peut protéger l’environnement, les services sociaux, les droits du travail sans toucher au néolibre-échange relève de l’hypocrisie, de l’ignorance ou de la naïveté.

 

Pour un juste protectionnisme

Le juste protectionnisme n’est ni fermeture, ni repli, ni autarcie. Il ne boude pas le commerce international, mais évite le transport au long cours de marchandises polluant et destructeur du climat. Il priorise l’économie locale et les circuits courts de production et de distribution, sans exclure le renfort qu’apporte la complémentarité, la contagion et l’émulation entre les nations.

Ce protectionnisme se veut juste dans les deux sens du terme: équilibré et équitable. Cela veut dire que les États protègent juste ce qu’il faut, juste comme il convient, dans une juste appréciation des enjeux économiques, environnementaux et sociaux.

Les accords économiques entre les nations s’avèrent certes nécessaires. Mais ils doivent favoriser la coopération et la complémentarité, plutôt que la compétition tous azimuts et finalement la guerre économique. Des accords internationaux devraient intervenir pour mettre fin à la spirale du dumping fiscal, social et environnemental, pratiqué au nom de la compétitivité qui sous-tend le dogme libre-échangiste.

Contrairement au néolibre-échange, le juste protectionnisme respecte l’espace national et la souveraineté nationale. Car la démocratie réelle, participative, ne peut s’exercer que dans le cadre national qui est le lieu premier de la souveraineté.

Seul un juste protectionnisme permet à la nation de contrôler son destin, la laissant libre de mener ses propres politiques en matière de souveraineré alimentaire, de développement industriel, de protection de l’environnement, de droits du travail et de services publics.

Ajoutons que seul un juste protectionisme permettrait aux pays du Tiers-Monde de s’autodévelopper en protégeant leurs industries naissantes et leur agriculture vivrière.

 

Écoutons le grand John Maynard Keynes

En 1933, Keynes, alors agé de 50 ans, fait part de l’évolution de sa pensée aux étudiants et professeurs de l’University College de Dublin. Il leur raconte comment partisan du libre-échange depuis le début de sa carrière, il s’est converti à la nécessaire intervention de l’État pour protéger l’indépendance économique et politique de la nation4. Et il conclut par cette prise de position protectionniste, claire et limpide:

Je sympathise par conséquent, avec ceux qui souhaiteraient réduire au minimum l'interdépendance [économique et commerciale] entre les nations, plutôt qu'avec ceux qui souhaiteraient la porter à son maximum. Les idées, la connaissance, l'art, l'hospitalité, les voyages: ce sont là des choses qui, par nature, doivent être internationales. Mais produisons les marchandises chez nous chaque fois que c'est raisonnablement et pratiquement possible; et, surtout, faisons en sorte que la finance soit en priorité nationale.

Le projet d’un juste protectionniste est un défi lancé à l’oligarchie des nouveaux maîtres du monde. Ils en ont peur. Comme Couillard, ils disent s’inquiéter de la montée du protectionnisme. Au fond, ces gens d’affaires et d’argent n’oseront l’avouer, mais ils ne s’inquiètent vraiment que d’une chose: la baisse des vraies affaires, c’est-à-dire des profits.

 

1 Le Devoir, le 10 août 2016.

2 Cf. Paul Bairoch, Mythes et paradoxes de l’histoire économique, La Découverte, 1999, p. 53 et sv.

3 La Presse+, le 20 août 2016. Joseph Stiglitz, ex-économiste en chef de la Banque mondiale, s’est vu décerner le Prix d’économie de la Banque de Suède en mémoire d’Alfred Nobel, en 2001.

4 Cette conférence prendra la forme d’un article intitulé «National self-Sufficiency» – «L’autosuffisance nationale» –, traduit et reproduit dans J. M. Keynes, La pauvreté dans l’abondance, Paris, Gallimard, 2002.