La longue histoire du sionisme chrétien canadien

2016/09/08 | Par Yves Engler

La réaction d'Elizabeth May à un vote des membres de son parti marquant leur opposition au colonialisme israélien est très anti-démocratique.

Elle ne s'est pas seulement dite en désaccord avec une majorité de membres, ce qui pourrait être signe d'une saine dynamique interne, mais elle s'est aussi moqué publiquement d'une opinion exprimée clairement par les instances et les membres du parti.

Après avoir dilué une résolution visant à révoquer le statut d'organisme de charité du Jewish National Fund (JNF) du Canada, qui avait reçu un appui considérable des membres du parti lors d'un sondage en ligne, Mme May a menacé de démissionner si le parti ne procédait pas à un nouveau vote sur la campagne BDS (Boycott, Désinvestissement, Sanctions) à l’égard d’Israël, également fortement appuyée par les membres lors d'un sondage en ligne précédant le congrès du parti, puis par le caucus du congrès et, enfin, lors d'un vote tenu au cours du congrès.

La possibilité que la chef du Parti Vert démissionne à cause de la campagne BDS a propulsé la question du boycott israélien dans l'actualité.

Anglicane pratiquante, Mme May étudiait encore pour devenir ministre du culte, il y a tout juste quelques années.

Elle a décrié l'avortement et mis en doute le fait que le premier ministre Harper soit un chrétien pratiquant. « Être une chrétienne en politique fait partie de la personne que je suis, alors je ne le cache pas », expliquait-elle en 2013 au Anglican journal.

En 2013, elle louangeait le JNF pour « le travail extraordinaire accompli pour avoir fait fleurir le désert ». Bien que ce ne soit pas un discours explicitement sioniste chrétien, cette déclaration (anti-écologique) en traduit la pensée.

May sait exactement ce qui guide ses opinions et ses positions. Son Église a une longue histoire sioniste, qui a commencé en tant que « mouvement chrétien ». « Les protosionistes chrétiens existaient en Angleterre 300 ans avant l'émergence du sionisme juif moderne », peut-on lire dans le livre Evangelicals and Israel: The Story of American Christian Zionism.

Jusqu'au milieu des années 1800, le sionisme était un mouvement presque entièrement non juif et il était très actif. Entre 1796 et 1800, au moins 50 livres ont été publiés en Europe sur le retour des Juifs en Palestine. Le mouvement reflétait la lecture plus littérale de la bible découlant de la réforme protestante.

Un coreligionnaire de Mme May, le révérend William H. Hechler, aumônier de l'ambassade britannique à Vienne, a organisé une rencontre entre le dirigeant sioniste juif Theodore Herzl, le Kaiser d'Allemagne Guillaume II et le sultan Ottoman, qui contrôlait alors la Palestine.

Un autre anglican, Anthony Ashley Cooper, comte de Shaftesbury, a pondu le slogan sioniste « une terre sans peuple pour un peuple sans terre ». Il voulait que les Juifs partent vers leur « foyer légitime » (la Palestine), alors sous protectorat britannique.

Selon une recension du livre Allies for Armageddon: The Rise of Christian Zionism, produite par le Canadian Jewish News, « le comte de Shaftesbury a été le premier millénariste, ou restaurationniste, à fondre ensemble l'intérêt biblique pour les Juifs, leur ancienne patrie et la froide réalité de la politique étrangère de l'Empire britannique ». Il a convaincu le ministre des Affaires étrangères de nommer le premier consul britannique à Jérusalem en 1839.

Un discours prononcé par Anthony Ashley Cooper, en Angleterre en 1839 ou 1840, constitue la première rencontre avec la pensée sioniste d’un des principaux adeptes du mouvement à ses débuts au Canada.

À l'époque de la Confédération, le plus important sioniste au Canada était Henry Wentworth Monk, qui étudia pour devenir pasteur anglican.

Dans A Coat of Many Colours: Two Centuries of Jewish Life in Canada, Irving Abella explique : « Henry Wentworth Monk, hommes d'affaires excentrique mais respecté, a consacré une bonne partie de son temps et de son argent à une croisade en faveur d'une patrie juive. Dans les années 1870 et 1880 – longtemps avant que Theodore Herzl, le fondateur autrichien du sionisme juif, songe même à un État juif – Monk organise une campagne de levée de fonds au Canada et en Angleterre pour acheter des terres en Palestine pour les Juifs d'Europe. En 1881, Monk propose même de mettre sur pied un fonds national juif. Il publie des manifestes, écrit de longs articles, prend la parole dans différents rassemblements et milite activement en Angleterre et au Canada pour réaliser son rêve ».

Dans un argumentaire à la fois chrétien et empreint d’impérialisme britannique, Monk priait Londres d'établir un Dominion d'Israël, similaire au Dominion du Canada.

Monk n'était pas le seul au Canada. Plusieurs personnalités publiques, y compris les premiers ministres Lester Pearson et Arthur Meighen ont recouru à des arguments sionistes chrétiens en appui à la création de l'État d'Israël. Fils de pasteur, Pearson parle dans ses mémoires d'Israël comme étant « la terre de mes leçons à l'école du dimanche », où il avait appris que « les Juifs sont de Palestine».

Bien que le sionisme chrétien soit aujourd’hui associé à la droite, le sionisme chrétien de gauche a une longue histoire. Les futurs dirigeants du CCF (l'ancêtre du NPD) Tommy Douglas et Stanley Knowles, ainsi que bon nombre de dirigeants ouvriers, étaient membres du Canadian Palestine Commitee (CPC), un groupe de sionistes non juifs bien en vue, fondé en 1943. (Le futur ministre des Affaires étrangères Paul Martin senior et le Premier ministre d'Alberta Ernest C. Manning en étaient également membres).

Knowles et Douglas étaient tous deux des pasteurs protestants et, pour illustrer à quel point la religion a fait de Douglas ce qu’il était, sa plus importante biographie est intitulée Tommy Douglas: The Road to Jerusalem.

En 1975, Tommy Douglas, le père de l'assurance maladie au Canada, a déclaré à la Histadrout (Fédération générale des travailleurs de la Terre d'Israël) : « La principale cause d'hostilité envers Israël vient du fait qu'elle est un affront aux nations qui ne traitent pas leurs peuples et leurs travailleurs aussi bien qu'Israël traite les siens ».

Ce discours a été prononcé alors qu'Israël occupait depuis huit ans la Cisjordanie et la bande de Gaza et 25 ans après l'épuration ethnique subie par 800 000 Palestiniens en 1947-48.

Une décennie plus tard, Dennis McDermott, président du Conseil du Travail du Canada, qui se décrivait comme un sioniste catholique, a dénoncé un rapport du Sénat canadien qui réprimandait Israël pour l'invasion et l'occupation du Liban en 1982 et qui donnait un timide appui à l'OLP.

McDermott a déclaré que le rapport du Sénat de 1985, qui n'allait pas jusqu'à déclarer que l'OLP était la voix légitime des Palestiniens, était un exemple d’un mauvais jugement et, pire encore, de mauvais goût. (Un portrait de McDermott est accroché sur un mur de la bibliothèque de l'école des métiers de l'Histadrout, qui fut nommée en son honneur).

Le sionisme chrétien agressif se manifeste encore dans les cercles progressistes. Quand j'ai parlé du fait que les Conservateurs avaient échoué dans leur tentative d'obtenir un siège au Conseil de sécurité de l'ONU, au cours d'une réunion du Conseil des Canadiens, tenue à Delta en Colombie-Britannique, une femme âgée m'a interrompu pour me demander: « Est-ce que vous critiquez le soutien d'Harper à Israël? La bible ne dit-elle pas qu'Israël est la patrie des Juifs? »

Bien sûr, Mme May ne tiendrait jamais de tels propos. Mais elle est associée à une tradition religieuse qui a fait la promotion de ce genre d'opinons.

Reconnaissant leur contribution à la dépossession des Palestiniens, certains groupes chrétiens ont tenté de corriger ce tort historique en boycottant ou en retirant leurs investissements dans des entreprises qui participent à l'occupation par Israël des terres palestiniennes. D'autres ont directement remis en question le sionisme chrétien.

En 2013, l'Église anglicane du Canada s'est engagée « à étudier et à remettre en question les théologies et les croyances, comme le sionisme chrétien, qui soutiennent l'occupation israélienne des territoires palestiniens ».

L'an dernier, plusieurs groupes ont organisé à Vancouver une conférence de quelques jours intitulée « À la recherche de la paix de Jérusalem: surmonter le sionisme chrétien dans la quête pour la justice ».

Je ne peux pas dire avec certitude si le sionisme chrétien a influencé la pensée d'Elizabeth May. Mais il est évident qu'elle n'appuie pas les anglicans progressistes et les autres chrétiens dans la réévaluation qu'ils font de leur contribution à la dépossession des Palestiniens.