Les dangers d’un système électoral de type proportionnel

2016/09/19 | Par Pierre Sormany

L’idée de modifier le système électoral canadien pour le rendre proportionnel – c’est-à-dire que le nombre de députés élus au Parlement reflète le pourcentage de votes obtenus par les différents partis – s’est imposée auprès d’une bonne partie de l’électorat, au Québec notamment, parce qu’on y voit le moyen d’améliorer la représentativité du gouvernement et faire en sorte que « tous les votes comptent », même lorsqu’on donne son appui à un candidat n’ayant pas de chance d’être élu dans sa circonscription.

Les partisans de la proportionnelle déplorent notamment qu’avec seulement 39,5% des voix, les Libéraux de Justin Trudeau ont fait élire 184 députés, soit 54,4% des sièges. Aux élections précédentes, les Conservateurs de Stephen Harper avaient obtenus 143 sièges, avec un pourcentage comparable des voix (39,6%). Cette « prime au gagnant » s’explique par le fait qu’en présence de 3 ou 4 grands partis, il est possible de remporter un comté avec aussi peu que 30 à 35 % des votes. Dans une situation politique où les différences régionales seraient atténuées, un parti qui réussirait à atteindre ce pourcentage dans tous les comtés canadiens pourrait théoriquement remporter la totalité des sièges.

Cette prime au gagnant s’obtient alors, forcément, aux dépens des autres partis politiques, surtout les petites formations qui n’arrivent pas à obtenir dans chaque comté un nombre suffisant des votes. C’est ainsi que le Parti Vert du Canada, avec 4,9 % des votes trop également répartis, n’a fait élire qu’une seule députée. Il devient alors difficile de lancer un nouveau parti avec l’espoir raisonnable d’obtenir une voix au Parlement. Cette difficulté amorce un cercle vicieux : les électeurs qui pourraient vouloir appuyer les Verts (ou le Bloc Québécois) vont préférer voter pour un parti ayant plus de chances de se faire élire, plutôt que de « perdre leur vote ». Cet effet a beaucoup joué en faveur des Libéraux en 2015.

Mais le système actuel a ses avantages. Il facilite notamment l’élection de gouvernements majoritaires, et favorise ainsi la stabilité politique. En mode proportionnel, Stephen Harper n’aurait certes jamais obtenu de majorité en Chambre, mais cela aurait contribué à renforcer dans les provinces de l’Ouest le sentiment d’exclusion qui avait donné naissance au Reform Party. Et c’est aussi vrai de l’élection de 2015, qui aurait elle-aussi abouti à un gouvernement libéral minoritaire. En fait, le Canada n’aurait pas eu de gouvernement majoritaire depuis l’élection de Bryan Mulroney, avec tout juste 50% des voix, en 1984. La majorité absolue précédente remonte à Diefenbaker, en 1958 !

Et la même situation prévaut au Québec, où aucun des gouvernements du Parti Québécois n’a obtenu une majorité de votes (le plus proche étant l’élection de 1981, où le PQ a obtenu 49,25% d’appuis), et où les libéraux n’auraient été majoritaires qu’à une seule occasion, en 1985.

Cette situation engendre un deuxième problème. Faute de majorité en Chambre, le parti ayant fait élire le plus grand nombre de députés doit négocier l’appui des partis d’opposition. Or les partis ayant des chances raisonnables de défaire le gouvernement et de prendre sa place n’ont pas avantage à protéger longtemps leur adversaire. Ce sont donc les petits partis politiques sans perspective sérieuse d’accès au pouvoir, qui voudront négocier leur appui en échange de certaines concessions bien définies.

Cette situation favorise l’émergence de partis politiques centrés sur des enjeux idéologiques bien définis. À l’échelle canadienne, les citoyens favorables au renforcement des lois criminelles, au retour de la peine de mort, à des politiques plus restrictives d’immigration, tout comme les défenseurs des droits des lesbiennes, gais et transgenres, ou du droit de porter des armes à feu auront avantage à créer leurs propres partis, dans l’espoir de recueillir un certain pourcentage des votes, et négocier ensuite avec les élus minoritaires pour inclure ces mesures spécifiques dans le programme du gouvernement. Ce n’est pas un danger théorique. Dans les pays avec un parlement fortement proportionnel, comme en Israël, les groupuscules politiquement minoritaires représentant les intégristes ont toujours exercé une influence démesurée sur le programme du gouvernement, parce qu’aucun parti élu n’aurait pu gouverner sans leur appui.

C’est une perversion de la démocratie : dans le système actuel, les partis politiques discutent et adoptent un programme avant les élections et c’est avec ce programme qu’ils se présentent à l’électorat ; dans un régime favorisant les coalitions post-électorales, le programme du gouvernement est toujours le fruit d’une négociation de coulisses qui se fait après coup, et les électeurs ne savent jamais vraiment, au moment de voter, quelle plateforme de compromis sera adoptée en fin de compte. Adieu la transparence !

Autre effet pervers de l’élection de députés en mode proportionnel : les caciques des partis n’ont alors plus besoin de se faire élire dans un comté pour siéger au Parlement. En effet, avec 4% des voix aux dernières élections fédérales, les Verts auraient eu droit à 9 sièges… même s’ils avaient été battus dans tous les comtés. Élizabeth May aurait eu plus à gagner à parcourir le Canada dans l’espoir d’augmenter le pourcentage total de ses appuis plutôt que de travailler sa circonscription. L’effet net est de couper le lien direct entre les candidats des partis et les électeurs locaux, et de diminuer l’imputabilité des élus face aux citoyens. Et même dans un régime mixte, où seulement une partie des députés seraient élus selon les pourcentages de vote obtenus, on crée alors deux classes de députés : les élus locaux et les « vedettes » du parti dont les noms figureront sur une liste préétablie, et qui jouiront alors d’une certaine immunité électorale !

Si le gouvernement actuel décide de proposer malgré tout un mode de représentation incluant une certaine proportionnalité, il faudra s’assurer de minimiser ces dangers. On pourrait par exemple décider de fixer un seuil de 2,5 ou 3 % (voire 5%) des voix à l’échelle nationale avant qu’un petit parti ait droit à une représentation proportionnelle, afin d’éviter la multiplication des partis mono-enjeu; on pourrait limiter le nombre de députés nommés selon ce mode (40 ou 50 élus proportionnels au Canada, par exemple, sur une Chambre de 350 députés), et de faire en sorte que ces « députés proportionnels » soient désignés non pas selon une liste nationale, mais région par région, en choisissant les candidats défaits ayant obtenu le plus de vote dans leur comté, ce qui permettrait de maintenir le lien entre chaque député élu et ses électeurs locaux (l’imputabilité, à la base de notre système électoral).

Notons que c’est cette idée d’une proportionnelle compensatoire régionale que René Lévesque a mis de l’avant lors de son premier mandat en 1976. Bien que la complexité du système proposé alors par Robert Burns dans son livre vert, un système qui mettait au rancart les circonscriptions électorales traditionnelles au profit d’élection de panels régionaux, ait amené le caucus des élus du PQ à abandonner le projet, on pourrait imaginer une réforme moins radicale qui respecte le principe de députés locaux.

Ce genre de système mixte, avec un seuil élevé et une répartition compensatoire régionale, aurait l’avantage de ne pas changer fondamentalement l’équilibre actuel qui favorise l’élection de gouvernements majoritaires stables, tout en permettant aux partis marginaux d’augmenter légèrement leur représentation et leur efficacité en Chambre (les Verts auraient ainsi pu obtenir 2 députés additionnels aux dernières élections). Il redonnerait un sens aux votes individuels même dans un comté où le candidat du parti de votre choix n’a pas de chance d’être élu. Et il permettrait aux partis politiques évincés de certaines provinces de mieux équilibrer leur représentation régionale (pensons aux Conservateurs et au NPD, sans représentants des provinces de l’Atlantique ; mais cela vaut aussi pour les Libéraux qui n’ont qu’un député en Saskatchewan et 4 en Alberta). Bref, on retrouverait plusieurs des avantages mis de l’avant par les défenseurs de la proportionnelle… sans le risque d’ébranler la stabilité que permet le régime actuel.