L’incroyable mais véridique histoire de l’abandon de pans entiers des souverainetés nationales

2016/09/27 | Par Jacques B. Gélinas

Voici brièvement racontée l’incroyable mais véridique histoire de l’abandon, à l’échelle planétaire, de pans entiers des souverainetés nationales en faveur d’intérêts privés, transnationaux.

Au Québec, l’abandon en catimini de nos sièges sociaux, de nos services publics, de nos régions et de nos biens collectifs s’inscrit dans cette histoire. C’est l’histoire du néolibéralisme qui va peu à peu mettre à genoux la classe politique, censée protéger le bien commun. Le but est de faire prévaloir en tout et partout les lois du marché. Il faut donc atrophier le pouvoir de réglementer des États, surtout en matières sociales et environnementales.

Cette ambitieuse entreprise de miner les assises des souverainetés nationales pose un premier jalon sous le président Nixon, en 1971, et s’étendra sur quatre décennies. 

 

Chronologie de la sape systématique des souverainetés nationales

1971 Dérèglementation du système monétaire international décrétée unilatéralement par le président des États-Unis; c’est l’annulation de la mission principale du Fonds monétaire international (FMI) qui était d’assurer, de concert avec les États membres, la stabilité du système; les taux de change entre les diverses monnaies seront désormais établis par le marché et livrés à l’avidité des spéculateurs. C’est le premier abandon, celui de la souveraineté monétaire des États.

1979 Début de l’assujettissement des économies du Tiers-Monde aux «Programmes d’ajustement structurel» imposés par le FMI, la Banque mondiale et le département du Trésor des Etats-Unis ; les pays en développement vont désormais se sous-développer, piégés dans la logique mercantile des lois du marché ; c’est l’abandon de leur souveraineté alimentaire et industrielle.

1980 Amorce de la dérèglementation bancaire et financière, sous le président Carter qui signe la Loi sur la dérèglementation des dépôts bancaires et du contrôle monétaire. Les dirigeants des autres pays suivront. C’est le deuxième abandon, celui de la souveraineté bancaire des États.

1986 Dérèglementation de la Bourse de Londres et de toutes les institutions financières de la City, ce qui va entraîner la dérèglementation de toutes les places financières de la planète. Le Big Bang est le nom donné à cet ébranlement primordial du système financier mondial. C’est le quatrième abandon, celui de la souveraineté financière des États.

1988 Signature par Ronald Reagan et Brian Mulroney de l’Accord de libre-échange Canada-Etats-Unis ; cet accord pionnier d’un nouveau type de libre-échange porte non seulement sur les marchandises, mais aussi sur la libre circulation transfrontalière des services, des investissements, des produits agroalimentaires et sur la protection des brevets des multinationales. C’est le début du cinquième abandon, celui de la souveraineté politique.

1994 Création de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), chargée de veiller à la mise en œuvre de la trentaine d’accords économiques et commerciaux conclus au terme d’un long cycle de négociations. Ces accords, signés à date par 162 États, visent à englober dans la sphère marchande toutes les activités humaines, y compris la vie elle-même. C’est la généralisation de la dérèglementation de l’économie à l’échelle planétaire.

1999 Abrogation, sous le président Clinton, du Glass-Steagall Banking Act – la Loi sur les banques de 1933 – qui établissait une cloison étanche entre les banques de dépôt et les banques d’investissement. C’est l’ultime dérèglementation à l’origine de la crise économique et financière qui éclatera au grand jour, en septembre 2008, quand la faillite de la banque d’investissement Lehman Brothers mettra à nu l’irresponsabilité du laisser-faire étatique.

 

Au Québec, un gouvernement impuissant à protéger le bien commun

On se souviendra du stupéfiant aveu du ministre Paradis confessant l’impuissance du gouvernement Couillard à légiférer contre la surutilisation de pesticides dans l’agriculture québécoise. Interloqué, son intervieweur s’enquiert de la raison de cette impuissance ? L’enfant terrible du parti libéral répond en toute candeur : Les géants de l’industrie des pesticides sont plus puissants que le gouvernement du Québec1.

Autre cas scandaleux : l’abandon de RONA à une entreprise états-unienne. On ne saura probablement jamais, qui au gouvernement a donné l’ordre fatidique de céder ce joyau de l’économie québécoise. Mais l’on sait que, de toute façon, «l’ordre était dans l’air2». Pour le gouvernement Couillard, la protection de nos centres de décision économiques et, donc, de la souveraineté nationale ne fait pas partie des vraies affaires.

Cet inversement contre nature des rôles – les gouvernants gouvernés par les multinationales - explique pourquoi le gouvernement Couillard se montre impuissant à répondre aux grands enjeux de notre époque : le réchauffement climatique, l’ébranlement des écosystèmes, le creusement des inégalités.

À Paris, en décembre de l’an dernier, à la grande Conférence onusienne sur le réchauffement et les dérèglements climatiques, ils étaient tous là, Couillard, Trudeau et tous les autres, se pavanant et multipliant les promesses. De retour à la maison, que font-ils ? À genoux devant le complexe industriel auto-pétrole, ils laissent faire. Ils laissent passer les pipelines, laissent passer le pétrole bitumineux. Ce que voyant, le chroniqueur économique Gérard Bérubé fait ce désâmant constat : «Avant même la signature de l’Accord de Paris, ils n’y croyaient pas3».

 

Un vent d’abandon qui vient d’en haut

Dans cette série originelle d’abandons de la souveraineté nationale, on remarque deux choses :

Primo : l’initiative de dérèglementer vient des plus hautes sphères de la classe politique mondiale : Margaret Thatcher et Ronald Reagan ont été les premiers à abdiquer une partie importante de la souveraineté étatique. Par la suite, tous les gouvernants de la planète ont suivi. Pourquoi ce suivisme? Un puissant courant idéologique avait colonisé les esprits des élites politiques. La croyance en la primauté des lois du marché s’était imposée. Puis les accords de néolibre-échange se sont multipliés qui ont transformé cette croyance en programme politique.

Deuzio : les protagonistes de cette dérèglementation ont visé prioritairement les systèmes monétaire et financier. Paradoxalement, ils ont voulu accorder à la finance et à l’argent une prépondérance sur l’économie productive. Résultat : tout le système économique se trouve aujourd’hui dominé par un oligopole de 28 superbanques transnationales. Voir à ce sujet le livre éclairant et bien documenté de François Morin L’hydre mondiale, L’oligopole bancaire, Lux, 2015.

 

Un mouvement de réappropriation qui vient d’en bas

Les politiciens s’inquiètent de la montée du protectionnisme. «Montée» est le mot juste, car ça monte dans les deux sens du terme : le mouvement vient d’en bas et va s’intensifiant. Partout dans le monde, les mobilisations contre le néolibre-échange prennent de l’ampleur. Les résistants interpellent les politiciens : Changez le système, pas le climat !

En Europe, cela se traduit par une vaste mobilisation des peuples contre deux mégatraités de libre-échange : l’Accord de partenariat transatlantique entre les États-Unis et l’Europe et l’Accord économique et commercial global Canada-Union européenne.

Au Québec, le Réseau québécois d’intégration continentale (RQIC), qui regroupe toutes les organisations de la société civile, mène une résistance bien argumentée contre ces mêmes mégatraités. Les grands médias ignorent presque totalement les interventions du RQIC, comme ils ont ignoré le Forum social mondial tenu à Montréal, en août dernier.

Aux États-Unis, les classes moyennes, appauvries par près de trois décennies de néolibre-échange, demandent aux politiciens engagés dans la campagne électorale de protéger les emplois et les salaires… cependant qu’au sommet de l’Empire on continue de mener une politique libre-échangiste tous azimuts.

Le bon vieux Péguy avait raison : ce sont les gens d’en bas qui défendent aussi bien la patrie nationale que la grande patrie planétaire, pendant que les élites économiques et politiques vaquent aux vraies affaires : le pouvoir et l’argent.

1 Entrevue réalisée par le journaliste Paul Arcand, le 22 octobre 2015, sur les ondes de 98,5 FM.

2 Allusion à une fine remarque émise concernant de l’événement déclancheur de la Première Guerre mondiale : l’invasion de la Serbie par l’Autriche. Qui en haut lieu a donné l’ordre fatidique, s’est-on demandé ? De toute façon, trancha un diplomate, «l’ordre était dans l’air».

3 Le Devoir, le 22 septembre 2016.