Un enjeu majeur voilé par le voile, lors de la rencontre Lisée-Valls

2016/10/17 | Par Pierre Dubuc

Le week-end dernier, la chaîne de télévision française France 2 présentait, à son bulletin d’informations, un reportage sur le libre-échange Canada-Europe. On insistait sur le fait que les marchés publics canadiens allaient être ouverts aux entreprises européennes et on donnait la parole à un producteur de fromages qui salivait à la perspective de pouvoir écouler ses fromages sur le marché canadien.

Si on en croit les reportages de la télé québécoise, ce sujet, qui était au centre de la visite du premier ministre Manuel Valls au Canada, n’a pas été abordé lors de sa rencontre avec le nouveau chef du Parti Québécois.

Jean-François Lisée a habilement utilisé les propos de Manuel Valls sur la laïcité pour clouer le bec à Philippe Couillard. Bien fait! Mais à propos du libre-échange avec l’Europe, qui menace, entre autres, nos producteurs de fromages. Rien!

Pourtant, l’enjeu est majeur. Dans un article publié sur son blogue du Journal de Montréal, l’indépendantiste Simon-Pierre Savard-Tremblay faisait récemment écho à une étude publiée par l’Université Tufts rappelant que des milliers d’emplois étaient menacés par cette entente, « en plus d’entraîner une baisse substantielle des recettes fiscales des États, une augmentation des inégalités et une destruction programmée du secteur public ».

Citant Joseph Stiglitz – un des auteurs préférés de Jean-François Lisée – selon lequel ce type d’entente (It is about many things, but free trade ? Not so much) SPST écrit que « plus qu’une entente commerciale, l’AÉCG est plutôt un forfait clés en main offert aux transnationales pour qu’elles puissent faire main basse sur l’État ».

Il décrit ainsi les secteurs menacés : « Participation des multinationales européennes aux appels d’offres des provinces, des villes et des institutions de santé et d’enseignement, conséquences lourdes pour l’industrie fromagère québécoise et canadienne, obligation pour Hydro-Québec d’ouvrir 50 pour cent de ses contrats à la concurrence internationale, menace d’augmentation du coût des médicaments, contournement de l’exception culturelle normalement garantie par l’UNESCO, etc. »
 

Lisée et le libre-échange

Que le nouveau chef du Parti Québécois n’ait pas abordé avec Manuel Valls la question du libre-échange – sinon pour témoigner de son appui à cette entente – n’est pas étonnant. Lors d’un Conseil national du Parti Québécois, tenu le 11 mai 2013, il était monté au créneau pour faire battre une résolution de Marc Laviolette du SPQ Libre recommandant la plus grande vigilance quant à la présence éventuelle d’une disposition qui permettrait, comme dans le cas du fameux chapitre 11 de l’ALENA, aux entreprises de poursuivre les gouvernements.

En appui à sa proposition, Marc Laviolette avait évoqué les propos de Jacques Parizeau condamnant le Chapitre 11 de l’ALENA, tout en citant des exemples des effets de cette disposition (Ethyl, Abitibi-Bowater à Terre-Neuve, Lone Pine Ressources Inc.).

Sa proposition avait reçu l’appui du député Daniel Breton et de Paul Crête, membre de l’Exécutif national.

Jean-François Lisée et Nicolas Marceau ont fait battre cet amendement. Pour exprimer son appui sans réserve à l’entente de libre-échange avec l’Europe, Lisée avait déclaré : « Soyons clairs. Si cet amendement est adopté, il n’y aura pas d’entente de libre-échange avec l’Europe ».

Rappelons qu’à ce moment-là, Lisée et Marceau faisaient partie du cabinet du gouvernement minoritaire de Pauline Marois et que l’approbation des provinces est requise – selon certaines interprétations – pour que l’accord soit ratifié.
 

Une ligne de démarcation

Aujourd’hui, le libre-échange – ou plutôt le néolibre-échange comme le caractérise si bien notre collaborateur Jacques B. Gélinas parce qu’il a moins à voir avec l’échange des marchandises qu’avec la protection des intérêts des multinationales – est une ligne de démarcation fondamentale au sein des forces dites progressistes.

Pendant que Lisée défend l’accord, Amir Khadir prend l’avion et se rend en Belgique pour apporter son soutien aux opposants à l’accord.

Difficile dans ces circonstances de voir comment Québec solidaire et le Parti Québécois pourraient s’entendre sur une candidature « progressiste » commune dans la circonscription de Verdun. Car, une fois élu, quelle position défendrait ce député « indépendant » – comme le propose Lisée – sur une question aussi fondamentale que le libre-échange?!
 

Le PQ dépose les armes

Lors de la course à la chefferie du PQ, Martine Ouellet a déclaré que, si elle était élue et au pouvoir, elle ne signerait pas l’accord. Bien plus, si l’accord était tout de même adopté – le PQ n’étant pas au pouvoir – elle aurait pu mener campagne contre ses conséquences néfastes pour l’économie québécoise et contre l’accord lui-même en disant qu’un Québec indépendant pourrait renégocier cet accord, dans lequel les intérêts du Québec ont été sacrifiés au profit de l’exportation du bœuf et du pétrole de l’Ouest du Canada.

En renonçant à la tenue d’un référendum, le Parti Québécois a réduit considérablement le pouvoir de négociation du Québec au sein de la fédération. Depuis les années 1960, c’est la menace de l’indépendance qui a permis aux gouvernements québécois – péquistes et même libéraux – d’obtenir des concessions d’Ottawa.

Depuis quelques années, la faiblesse de cette menace, additionnée au déclin démographique et à la marginalisation politique du Québec, permet au Canada anglais d’ignorer le Québec. Avec l’abandon du référendum, le Canada anglais va considérer le débat clos, la menace disparue et célébrer le retour au « business as usual ».

Pendant ce temps, nous pourrons nous occuper à gérer la province, comme nous le recommande Lucien Bouchard, dans la plus pure tradition du « home rule » britannique.


Addendum

Après avoir écrit ce texte, je prends connaissance de la déclaration du ministre de la Santé Gaétan Barrette qui « estime que son homologue fédérale, Jane Philpott, pourrait attiser la ferveur souverainiste au Québec si elle n'acceptait pas les conditions du Québec sur les transferts en santé ».

De toute évidence, Barrette n’a pas encore réalisé les conséquences politiques des résultats de la course à la chefferie du Parti Québécois. Par contre, soyons assurés que du côté d’Ottawa on en est conscient. La ministre Philpott et le premier ministre Trudeau savent que le PQ a déposé les armes en votant pour un chef qui a promis de ne pas tenir de référendum. Ils vont envoyer paître le ministre Barrette, le Cabinet Couillard et l’ensemble des Québécois. Des choix politiques comme celui pris par les membres du Parti Québécois ont des conséquences.