L’UPA prise au piège de sa logique productiviste

2016/10/25 | Par Jacques B. Gélinas

Dans un article paru dans Le Devoir du 27 septembre dernier, le président de l’Union des producteurs agricoles (UPA), M. Marcel Groleau, lance un cri d’alarme : l’émergence d’un nouvel oligopole des intrants agricoles menace notre système agroalimentaire.

L’acquisition de Monsanto par Bayer, au coût astronomique de 87 milliards de $CAN, fait suite à trois mégafusions effectuées dans le secteur de l’agrochimie, en moins d’un an: DowChemical-DuPont, Syngenta-ChemChina et PotashCorp-Agrium. On assiste à la consolidation d’un puissant oligopole qui détient plus de 50 % du marché mondial des intrants agricoles: engrais chimiques, semences, pesticides, herbicides, OGM.

«Cette vague de fusions soulève plusieurs questions fondamentales et ça nous concerne tous», avertit M. Groleau. Il décrit quelques-unes des questions fondamentales que soulève l’emprise de cet oligopole sur l’agriculture et sur notre alimentation : hausse du prix des intrants et, conséquemment, du coût de notre panier d’épicerie; perte de diversité alimentaire, réduite pour l’essentiel à 12 espèces végétales et 14 espèces animales; mise en échec de l’État impuissant à contrôler le monstre.

Le président de l’UPA oublie toutefois de mentionner deux autres impacts de ces intrants agrochimiques qui nous concernent tous au plus haut point : 1) la dégradation de l’environnement par le déversement de tous ces poisons dans les sols, dans l’eau et dans l’air; 2) l’agression contre la santé de nous tous qui buvons cette eau, respirons cet air et mangeons ces fruits et légumes enduits d’une quantité démentielle de produits chimiques perturbateurs endocriniens, souvent cancérigènes. Les pommes que nous offrent les supermarchés contiennent 50 résidus de pesticides différents. Et l’on cherche la cause de l’augmentation fulgurante des cas de cancers…

On s’attendait à ce que le président de l’UPA, après avoir dénoncé la mainmise des géants de l’agrochimie sur l’agriculture, propose une issue viable. Il en tire plutôt une conclusion désespérante : «Les intrants agricoles sont nécessaires. La demande pour ces produits est en croissance et, en pratique, incompressible, car on peut difficilement les remplacer». C’est avouer que l’agriculture québécoise est prise au piège. Le piège du productivisme dans lequel l’UPA l’a elle-même entraînée.

L’agriculture productiviste est un système d’exploitation fondé sur une augmentation constante de la production et de la productivité par l’utilisation croissante d’une machinerie lourde, d’engrais chimiques, d’hormones de croissance, d’antibiotiques, de pesticides et d’OGM. La concentration des fermes fait partie de ce système du toujours-plus-gros… pour rester concurrentiel. Depuis 1950, 100 000 fermes ont disparu au Québec. Et la saignée continue.

 

Comment l’UPA a entraîné l’agriculture québécoise dans le piège productiviste

Si aujourd’hui la demande pour les pesticides et les engrais chimiques ne cesse de croître, c’est que la haute direction de l’UPA a délibérément opté, en 1992, pour le néolibre-échange et, du même coup, pour l’agriculture productiviste

Dans les années 1980, l’UPA, sous la présidence de Jacques Proulx, s’oppose farouchement aux nouveaux accords en négociation: l’Accord de libre-échange Canada-États-Unis et l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA). Pourquoi? Parce que ces accords vont inclurent, pour la première fois dans l’histoire, les produits agroalimentaires, qui seront soumis à la libre concurrence et à toutes les spéculations.

Or, voici qu’en 1992, l’UPA, toujours présidée par Jacques Proulx, accepte, sans consultation préalable de sa base, la nouvelle stratégie proposée par le MAPAQ et les stratèges du gouvernement Bourassa: la conquête des marchés. Entendez les fabuleux marchés mondiaux. Cette orientation exige l’adhésion au libre-échange continental, voire mondial.

Aujourd’hui, les dirigeants de l’UPA sont aux abois. Deux mégatraités de néolibre-échange - l’Accord économique et commercial global Canada-Union européenne et l’Accord de partenariat transpacifique – menacent l’agriculture québécoise. Ils supplient les gouvernements fédéral et provincial de protéger le modèle québécois. Ils n’ont rien vu venir. Ils n’ont pas vu que le néolibre-échange et son pendant, le productivisme, conduisaient fatalement à la disparition de la gestion de l’offre, de la ferme familiale et du système agricole québécois.

 

Des alternatives existent que les dirigeants de l’UPA ne veulent pas voir

Contrairement à ce que prétend l’actuel président de l’UPA, il existe des alternatives aux produits fournis par les alchimistes des intrants agricoles. Les expériences se multiplient sous nos yeux : agriculture biologique, permaculture, agriculture soutenue par la communauté, agriculture multifonctionnelle. Sans oublier les «incroyables commestibles», une innovation propagée par le film Demain. Les dirigeants de l’UPA, aveuglés par leur implication collusionnaire dans la filière productiviste, refusent de voir ces avenues.

Dans son livre Les champs de bataille : Histoire et défis de l’agriculture biologique au Québec, Roméo Bouchard décrit 40 ans d’efforts acharnés pour implanter chez nous ce modèle agricole. «L’agriculture biologique est née, explique-t-il, d’une volonté de rompre avec les intrants chimiques et les dogmes du productivisme et de renouer avec la nature.»

Créé en 1974, le Mouvement d’agriculture biologique (MAB) reçoit à ses débuts l’appui enthousiaste des dirigeants de l’UPA. En 1989, son premier vice-président, Pierre Gaudet, déclare : «L’agriculture biologique ne fait plus partie du folklore granola, c’est une question économique. Nous voulons sauver nos terres qui se meurent d’avoir été surexploitées. La demande pour les produits biologiques (cultivés sans produit chimique) est sans cesse croissante. D’Ici 10 ans, 20 % des producteurs utiliseront les méthodes de l’agrobiologie et dans 20 ans, 40 à 60 % de la production agricole sera biologique.» (Ibidem)

Hélas! trois ans plus tard, l’UPA virait capot, comme on l’a vu plus haut. Aujourd’hui, ce n’est pas 40 % de la production agricole qui est biologique, mais à peine 2 %. Nos producteurs bio ne fournissent pas à la demande. Ni l’UPA ni le MAPAQ ne les encouragent. La certification - octroyée par des agences chapeautées par le MAPAQ - a un prix qui peut varier de 700$ à 2000$ annuellement. De plus, il y a la cotisation annuelle obligatoire à l’UPA: une mordée de 331$, plus taxe, pour un agriculteur individuel; le double pour une ferme d’associés (exemple: une agricultrice et son mari); le triple pour une ferme de trois propriétaires (exemple: le père, la mère et leur enfant).

Malgré cela… Si vous parcourez l’une ou l’autre des régions du Québec, vous y trouverez des artisans agricoles ingénieux, inventifs et passionnés, qui ont à cœur la qualité des aliments, la santé, l’environnement et le développement local. À Frelighsburg, en Estrie, on peut visiter le Clos Saragnat, un verger entièrement biologique, qui produit une quarantaine de variétés de pommes, lesquelles n’ont pas droit aux étalages des supermarchés. Ces pionniers ont inventé le cidre de glace. Non loin de là, vous découvrirez la Ferme du Haut-Vallon qui offre des produits biologiques de grande qualité : pommes, raisins, ail, agneau, sirop d’érable.

Dans la municipalité voisine, à Saint-Armand, vous serez épatés par les rendements de la microferme La Grelinette du jardinier-maraîcher, Jean-Martin Fortier, qui lui rapporte plus de 100 000$ annuellement, avec moins d’un hectare en culture biologique.

Un peu plus à l’ouest, à Hemmingford, en Montérégie, on trouve la Ferme des Quatre-Temps, parrainée par André Desmarais – eh oui, le fils et le frère de Paul et Paul – converti à une alimentation saine et donc à l’agriculture biologique. Il a demadé au jardinier-maraîcher Fortier de le seconder. Voilà enfin un membre de notre élite économique qui a de la vision. Il a simplement vu que l’avenir de notre alimentation, de notre santé, de nos régions et de nos jeunes est dans une agriculture biologique, intensive et… très rentable. «Je veux attirer les jeunes dans le métier et nourrir les gens avec des aliments plus sains», a-t-il déclaré à la chroniqueuse Josée Blanchette (Le Devoir, le 10 juin 2016).

 

Redécouvrir le rapport Pronovost

Le président de l’UPA a donc tort, terriblement tort, d’affirmer que la demande pour les intrants agrochimiques est incompressible et que ces produits sont difficilement remplaçables.

Un spectre hante le monde agricole québécois: le rapport Pronovost. En 2008, la Commission sur l’avenir de l’agriculture et de l’agroalimentaire québécois, présidée par Jean Pronovost, a déposé un rapport solide, étoffé et réaliste, qui ouvre la voie à une agriculture écologique et sociale. Les dirigeants de l’UPA l’ont aussitôt rejeté et ne manquent pas une occasion de le critiquer. M. Groleau n’aurait qu’à le relire et à s’en inspirer pour sortir l’agriculture québécoise du cul-de-sac étouffant des intrants agrochimiques.