Pauvres Wallons

2016/10/25 | Par Georges leBel

L’auteur est professeur associé de droit international économique à l'UQAM

Nos journaux fustigent l’étroitesse d’esprit des vachers wallons, comme si l’accord Canada-EU ne concernait que le commerce. Les enjeux sont pourtant beaucoup plus vastes et, même si l’objection wallonne était levée, cela ne ferait pas disparaître de nombreux autres obstacles. Le premier, évident, est que le traité fut négocié avec une Europe qui comprenait la Grande-Bretagne ; les concessions et quotas incluaient une Angleterre qui ne sera plus là à la ratification.

L’autre, plus sournois, est que la signature par le Canada donne à toutes les firmes d’origine états-unienne un accès direct par leurs filiales canadiennes (cheval de Troie) au marché européen et au système d’arbitrage privé contraignant, sans aucune contrepartie pour les firmes d’origine européenne contre les É.-U. D’autres États ont aussi signifié des objections dont on parle peu : la Pologne sur la protection des investissements, la Roumanie et la Bulgarie sur l’exigence canadienne de visa (la discrimination canadienne à l’égard des Roms serait atténuée.).

Mais le principal obstacle vient de la Cour constitutionnelle allemande (Verfassungsgericht), même si la presse internationale a titré : « La justice allemande autorise Berlin à signer l’accord CETA, sous conditions » (Le Monde, 13 octobre 2016). Une requête de près de 300 000 Allemands conteste la constitutionnalité de l’accord. La décision ne sera rendue que dans quelques années, mais la Cour a balisé le processus de manière telle que l’on voit difficilement comment l’accord envisagé pourra survivre. Selon les opposants, l’accord restreindrait leurs droits démocratiques en modifiant des institutions et règles allemandes (Grundgesetz  : loi fondamentale) qui ne peuvent pas être transférées à l’UE.

La contestation repose sur le fait que l’accord modifie l’équilibre et la séparation des pouvoirs allemands au profit des firmes transnationales. L’autonomie et l’ampleur du pouvoir législatif seront restreintes par l’importation du concept américain d’expropriation où toute mesure législative ou réglementaire peut être considérée comme une expropriation si elle a pour effet de limiter l’espérance de profit d’une transnationale (mais non d’une firme nationale). (Le Québec a dû ainsi abandonner sa réglementation interdisant un désherbant Dow pour pelouses).

L’exécutif s’en trouve intimidé (« chilling effect ») d’adopter des mesures réglementaires qui pourraient entraîner des contestations même frivoles, mais extraordinairement coûteuses, devant des panels arbitraux qui ont fait la preuve de préjugés favorables aux intérêts des transnationales. Enfin, le judiciaire et le droit national sont écartés pour les transnationales étrangères, alors qu’il continue de s’appliquer aux nationaux privés d’un accès égal à la justice et à ces arbitres si compréhensifs. (Sauf si l’on s’incorpore au Delaware pour pouvoir poursuivre le Québec et comme Abitibi-Bowater en faillite pour obtenir des millions, ou l’Albertaine Lone Pine qui demande du Québec 118 millions de pertes pour perte de profits espérés dans l’exploitation des gaz de schistes sous moratoire.)

Devant le caractère fondé de la contestation, la Cour allemande n’a pas osé interdire au gouvernement de donner son accord ; mais elle a posé trois conditions. L’accord ne peut concerner que les sujets qui sont de la compétence « exclusive » de l’UE, ce qui exclut selon le jugement les investissements, le règlement des différends (chapitre 8 et 13 de l’accord) la reconnaissance de la qualification professionnelle (ch. 11), le transport maritime (ch. 14) et le travail (ch. 23). Ensuite, il doit s’agir d’une décision unanime des 27 États (plus Royaume-Uni qui est toujours membre). La Cour conditionne la validité des décisions à un « appui démocratique suffisant » (sic ! acceptabilité sociale ?) et au fait que toutes les mesures adoptées respectent la hiérarchie judiciaire nationale.

Enfin, en attendant le jugement définitif, toutes les mesures adoptées devront être réversibles, c’est-à-dire pouvoir être annulées sans aucune conséquence. L’enjeu n’est donc pas le commerce, les affaires, le « Free Trade », ou la considération pour le Canada « un pays si gentil et avec beaucoup de patience », sanglotait notre ministre Freeland, mais bien les structures fondamentales de notre démocratie et l’architecture des pouvoirs et des institutions. Merci à la Cour constitutionnelle allemande de nous informer que la Constitution canadienne, réputée impossible à modifier, aurait pu l’être par un simple traité sous le couvert du « libre-échange ». C’est « à la lanterne » qu’on devrait pendre les promoteurs de ces vessies.