La Charte de la langue française d’Éric Poirier, une œuvre magistrale

2016/11/03 | Par Pierre Dubuc

Disons-le d’entrée de jeu. Le livre d’Éric Poirier, « La Charte de la langue française. Ce qu’il reste de la Loi 101 quarante ans après son adoption », est une œuvre magistrale qui fera époque par son érudition, mais surtout par la perspicacité de son analyse et les perspectives qu’elle dégage.

Originaire de Hawkesbury, en Ontario, Éric Poirier nous confie qu’il s’est un jour rendu compte qu’il était « fatigué de demander des services en français et que cela ne servait à rien s’il y avait cent autres personnes qui ne le faisaient pas. C’est là que j’ai compris qu’il fallait que l’État intervienne, si je ne voulais plus être en position de quémandeur ».

Arrivé à Montréal, il y a une dizaine d’années, à l’âge de 22 ans, il s’est inscrit à l’Université McGill parce qu’elle offrait un double programme en droit civil et en common law. C’est une rencontre avec notre chroniqueur Charles Castonguay qui l’a convaincu de consacrer ses énergies à la question linguistique et à prendre contact avec Guillaume Rousseau de l’Université de Sherbrooke, où il poursuit actuellement ses études doctorales.

Nous devons à Éric une analyse fine et détaillée de tous les jugements des cours supérieures (Cour suprême, Cour d’Appel, Cour supérieure) touchant la Charte de la langue française (CLF). Il comble ainsi une lacune jusqu’ici inexplicable et, surtout, inexcusable. Ne serait-ce que pour cela, son livre demeurera un ouvrage de référence incontournable.

Mais il y a plus. Beaucoup plus. Il rappelle, bien entendu, les arrêts de la Cour suprême qui ont jugé inconstitutionnelles des dispositions de la CLF, en lien avec l’article 133 de la Constitution de 1867 et l’article 23 de la Charte des droits et libertés de 1982, ou encore avec des principes comme la liberté d’expression des entreprises.

Mais nous sommes là en terrain connu. La grande originalité de son analyse est d’avoir montré, à partir d’une cause à première vue mineure, l’arrêt Miriam de 1984 de la Cour d’Appel, concernant la contestation d’un avis de congédiement rédigé uniquement en anglais, comment s’est mise en place une interprétation judiciaire dans laquelle la Loi 101 devient une loi d’exception, appelée à être interprétée restrictivement.

Alors que les concepteurs de la CLF, en 1977, voyaient dans son adoption un « projet de société », dont l’objet était notamment de « définir un nouvel avenir linguistique pour le Québec », les tribunaux l’ont interprétée comme une loi ordinaire, à portée restreinte, à usage individuel.

Éric Poirier explique qu’une telle approche trouve sa source dans l’influence sur la magistrature canadienne et québécoise de la théorie du droit-intégrité du juriste américain, de renommée mondiale, Ronald Dworkin.

Selon Dworkin, le juge doit considérer le droit comme un ensemble cohérent et structuré et interpréter une loi en fonction d’une lecture d’ensemble du système juridique canadien ou québécois. Non seulement le juge ne tient pas compte des intentions du législateur mais, selon Dworkin, un juge peut aller jusqu’à « rejeter une interprétation qui se rapprocherait des intentions concrètes du rédacteur du projet de loi ».

Dworkin va aussi loin que d’affirmer que « l’équité exige le respect envers les caractéristiques stables et abstraites de la culture politique nationale, en fait, et non pas le respect envers les points de vue d’une majorité locale ou passagère simplement parce qu’elle l’a emporté dans une occasion politique particulière ».

Au Canada, ces « caractéristiques stables et abstraites de la culture politique nationale » sont la liberté linguistique, la liberté contractuelle, la liberté d’expression, la protection des droits des minorités et l’intérêt supérieur de l’enfant, dans le cas de l’enseignement.

C’est sur la base d’une telle approche que le juge Nichols, dans l’affaire Miriam, a considéré, écrit Poirier, « qu’une politique de la langue était inéquitable du point de vue d’un Québec composé de communautés – s’il fallait qu’il ne permette qu’à une seule de ces communautés d’utiliser sa propre langue dans une situation particulière – et qu’il fallait en conséquence interpréter la CLF de façon à restreindre généralement les droits du français aux seuls francophones ».

Dans les vingt-six jugements analysés par Éric Poirier, l’interprétation restrictive de la loi a été retenue vingt fois. Les six autres jugements sont l’œuvre de juges n’adhérant pas au régime du droit-intégrité.

Pour expliquer cette nécessaire cohérence, Dworkin compare l’exercice du droit à un roman à la chaîne où chaque nouvelle décision rendue en constitue un nouveau chapitre. Le juge qui l’écrit doit reprendre des éléments du roman puisqu’il poursuit ce qui s’est déjà dit. Et puisqu’il le poursuit, le juge doit nécessairement ajouter dans son chapitre quelque chose de nouveau. Au bout du compte, le verdict « doit provenir d’une interprétation qui correspond aux développements antérieurs et qui les justifie en même temps, autant que possible ».

Quelle est la traçabilité de l’influence de Dworkin sur la magistrature canadienne ? Éric Poirier répond : « À l’occasion, on le cite. Mais on détecte surtout son influence dans l’utilisation abondante de son vocabulaire et de ses expressions dans les jugements de nos tribunaux ».

Le problème découle aussi du fait qu’il n’existe pas de principe spécifiquement articulé pour soutenir la règle du français prévue dans la CLF. Par exemple, souligne Éric, « faire du français la langue du travail n’est pas un principe du droit pris dans son ensemble. Les tribunaux ne vont donc pas s’en inspirer pour rendre leur décision, ou pour trouver la meilleure interprétation de la CLF ».

Poirier plaide pour qu’un tel principe soit reconnu dans notre droit et avance des pistes intéressantes de solution.

Il souligne les travaux du juriste et historien du droit Christian Néron, pour qui la Conquête britannique n’a pas eu pour effet d’abroger le statut du français qui prévalait jusque-là au Québec en vertu de l’Ordonnance de Villers-Cotterêts, qui faisait du français la langue officielle du royaume de France depuis 1539 et qui a été introduite au Québec en 1663.

Néron rappelle que, pour les Britanniques, la common law, le droit déjà en vigueur sur un territoire lors d’une conquête ou d’une cession, c’est-à-dire « the law of the country », demeurait en vigueur jusqu’à ce qu’elle soit abrogée ou modifiée par le nouveau souverain.

La Proclamation Royale de 1763, soutient Néron, n’a pas modifié ou abrogé « the law of the country », y compris l’Ordonnance de Villers-Cotterêts, et l’Acte de Québec a reconduit le statut qu’avait le français sur le territoire à l’époque de la Nouvelle-France.

S’y référer aujourd’hui, avance Poirier, serait un moyen pour fonder la reconnaissance d’un principe soutenant les droits du français au Québec, comme il en existe un en France.

Un autre moyen serait que le législateur québécois rende judiciairement incontournable le fait que le Québec se construit à partir du français comme langue commune. Cet objectif devrait être mentionné dans la disposition préliminaire, le préambule ou l’objet de toutes les lois québécoises appelées à jouer de près ou de loin un rôle dans des litiges mettant en cause la langue.

Poirier en énumère vingt-cinq, allant de la Charte des droits de la personne, jusqu’à la Loi sur l’instruction publique, en passant bien entendu par le Code du travail, mais insiste particulièrement sur le Code civil, qui est « à la base de nos relations sociales ».

« Il faut, dit-il, rendre la Charte de la langue française incontournable. Ce n’est pas une loi comme les autres. Elle structure notre société. »

Un autre moyen serait d’inscrire les principes de la CLF dans une Constitution québécoise. Une position aujourd’hui populaire, mais qui n’est pas sans risques, souligne Poirier en citant le juriste Michael Mandel : « Une cour est capable de transformer n’importe quel texte constitutionnel en son contraire ».

Une fois inscrite dans la Constitution du Québec, une décision défavorable au français rendue par les tribunaux ne pourrait être renversée par la voie d’un vote majoritaire à l’Assemblée nationale. Cela renvoie à la question cruciale de la nomination des juges – une compétence fédérale – et à la nécessité d’une réelle rupture avec l’ordre juridique existant.

Éric Poirier rappelle que l’intention des concepteurs de la CLF était de « faire du français la langue commune du Québec », mais que l’interprétation judiciaire peut, dans l’imaginaire collectif se substituer à l’intention des concepteurs, et devenir l’interprétation « officielle ». Son livre démontre qu’il en a été ainsi et qu’il est plus que temps de revenir aux objectifs initiaux de la Charte de la langue française.