L’envoi des n’était pas innocent

2016/11/07 | Par Yves Engler

Au moment où Justin Trudeau courtise l'Assemblée générale des Nations Unies dans l'espoir d'obtenir un siège au Conseil de sécurité, ne vous attendez pas à ce que lui ou les grands médias parlent du rôle joué par le Canada en Haïti.

Lorsqu'il est question de la politique étrangère du Canada, les grands médias sont encore plus biaisés que ne peuvent l'imaginer la plupart de leurs détracteurs.

Dans le cadre de vérifications que j'ai effectuées pour mon livre « A Propaganda System: How Canada's Government, Corporations, Media and Academia Sell War and Exploitation », j'ai découvert que je me fiais moi-même à certains médias qui n'étaient pas dignes de ma confiance.

Je cherchais de l'information sur la réponse du Canada au tremblement de terre de 2011 en Haïti et une recherche dans Canadian Newsstand m’a confirmé qu'aucun média n'avait commenté ou investigué un reportage de la Presse Canadienne, selon lequel Ottawa avait militarisé son intervention pour contrôler la population.

Selon un document interne obtenu dans le cadre de la Loi sur l'accès à l'information, les représentants canadiens étaient inquiets parce que « la fragilité politique a accru le risque d'un soulèvement populaire et a alimenté la rumeur selon laquelle l'ex-président Jean-Bertrand Aristide, présentement en exil en Afrique du Sud, veut organiser son retour au pouvoir ». Les documents du gouvernement soulignaient également l'importance de renforcer la capacité des autorités haïtiennes, afin qu’elles soient en mesure de « contenir les risques d'un soulèvement populaire ».

Pour contrôler une population haïtienne traumatisée et souffrante, 2 000 soldats canadiens furent déployés en Haïti, aux côtés de 10 000 militaires des États-Unis.

Au même moment, la demi-douzaine d'équipes de « Recherche et sauvetage en milieu urbain à l'aide d'équipements lourds » (RSMUEL), postées dans les villes à travers le pays, étaient prêtes à intervenir pour secourir la population, mais elles n'ont jamais été déployées parce que, selon ce qu'a rapporté le Toronto Sun cinq jours après le séisme, le ministère des Affaires étrangères « a plutôt opté pour l'envoi des Forces armées canadiennes ».

Je présumais que l'article de la Presse Canadienne avait été repris par plusieurs médias, mais que les révélations qu'il contenait avaient été ignorées dans les reportages subséquents. Mais le mutisme de la presse était beaucoup plus important que ce dont je me rappelais ou que j'avais imaginé. Mes recherches dans Canadian Newsstand ont montré que seul le Kamloops Daily News avait publié le reportage initial de la Presse Canadienne.

Une récente recherche sur Google m'a appris que seulement trois médias l'ont publié sur leur site Internet. Les médias de tout le pays qui, pour la plupart ont accès à la Presse Canadienne et qui souvent dépendent de cette agence pour une part importante de leur contenu, ont considéré que cette information explosive n'était pas digne de faire la nouvelle.

Mon livre, A Propaganda System, met en lumière le biais des médias sur des sujets allant de la Palestine au Timor oriental, des accords d'investissement à l'industrie minière, mais l'omission d’informations cruciales sur le rôle joué par le Canada en Haïti au cours des 15 dernières années est particulièrement choquante.

À deux reprises, l'an dernier, le Huffington Post a bloqué ma référence à des fonctionnaires canadiens qui invoquaient la doctrine de la « Responsabilité de protéger » pour justifier la déstabilisation et le renversement en 2004 du gouvernement élu de Jean-Bertrand Aristide. Dans un article associant le premier ministre Justin Trudeau à la politique étrangère des précédents gouvernements libéraux, j'ai écrit ce qui suit:

« Des fonctionnaires canadiens ont aussi invoqué la Responsabilité de protéger pour justifier la suppression de l'aide au gouvernement élu d'Haïti et, ultérieurement, l'intervention militaire dans le pays en février 2004. 

« Au sujet de la rencontre secrète appelée ‘‘Initiative d'Ottawa sur Haïti’’ de janvier 2003, au cours de laquelle des fonctionnaires de haut rang des États-Unis, de la France et du Canada ont discuté du renversement du président élu Jean-Bertrand Aristide, le secrétaire d'État du Canada pour l'Amérique latine, l'Afrique et la Francophonie, Denis Paradis, expliquait: ‘‘Il y a un thème qui a été présent tout au long de la rencontre: la Responsabilité de protéger’’.

« De même, dans une missive lourdement censurée de l'ambassade du Canada à Port-au-Prince au ministère des Affaires étrangères, l'ambassadeur Kenneth Cook expliquait qu’‘‘il est clair que le président Aristide est un facteur aggravant dans la crise actuelle’’ et qu'il est nécessaire ‘‘d'évaluer nos options incluant celle d'invoquer la Responsabilité de protéger’’».

J'ai fourni au Huffington Post un lien menant à l'entrevue du journaliste indépendant Anthony Fenton avec Denis Paradis ainsi qu'un autre lien menant à des documents obtenus par Fenton en vertu de la Loi sur l'accès à l'information.

« Nous avons besoin de sources provenant de médias grand public pour vérifier les faits rapportés dans votre blogue et, malheureusement, les faits cités ne proviennent que des publications mentionnées (ou ont été publiés ailleurs par les mêmes auteurs) », m'a répondu l'éditeur par courrier électronique.

Ce à quoi j'ai répondu: « Le Huffington Post ne peut pas publier une information si elle n'a pas d'abord été publiée dans un des principaux médias. Ça me semble être une lacune et une admission majeure. Je suis très curieux de savoir si c'est là votre politique officielle ? »

Plutôt que de répondre à ma question, l'éditeur a publié mon article, mais a supprimé le paragraphe portant sur Haïti, assumant que, puisque les grands médias n'avaient pas parlé de la déstabilisation du gouvernement élu d'Haïti au cours de la décennie précédente, il devait faire de même.

Il n'est toutefois pas tout à fait vrai que les grands médias aient totalement négligé ce sujet. En fait, comme je l'ai déjà mentionné, tout ceci a été rapporté dans un ballon d'essai lancé par le gouvernement pour évaluer la réponse du public, un an avant que le coup d'État n'ait lieu.

Dans un article de L'Actualité du 15 mars 2003 intitulé « Haïti mise en tutelle par l'ONU ? », il était question de la « Responsabilité de protéger » dans le cadre de l'Initiative d'Ottawa sur Haïti, une rencontre au cours de laquelle des fonctionnaires canadiens, français et états-uniens ont discuté du renversement du président Aristide, de la mise d'Haïti sous tutelle de l'ONU et de la reformation de l'armée haïtienne qu'Aristide avait démantelée.

Mais les médias dominants ne se sont pas intéressés à la rencontre de l'Initiative d'Ottawa, suite à la publication de l'article de L'Actualité, même s'il était facile de trouver cette information sur Internet et que de nombreux activistes pro-Haïti, partout au pays, en aient souvent fait mention.

Une récente recherche dans Canadian Newsstand a montré que pas un seul article en anglais n’a été publié sur cette rencontre (sauf lorsque moi et deux autres activistes solidaires d'Haïti en avons parlé dans des textes d'opinion).

Le contraste est brutal entre la façon dont la politique canadienne sur Haïti est présentée dans les grands médias et dans les médias de gauche.

Des douzaines d'articles, de reportages, de thèses, de documentaires et de livres ont exposé en détails différents aspects de la politique violente et anti-démocratique du Canada au cours des 15 dernières années. Mais les grands médias n'en ont rapporté que des bribes.

La politique canadienne à l'égard du pays le plus pauvre de l'hémisphère est un épisode honteux de l'histoire récente de ce pays. Cela démontre également l'importance de lire, de soutenir et de financer les médias progressistes indépendants.

Photo : forces.gc.ca