Il y a 131 ans, le 16 novembre 1885, Louis Riel est pendu

2016/11/16 | Par Jean-Claude Germain

Comme les grandes villes qui sont d’humeur changeante, Montréal n’a pas toujours de la suite dans les idées. À l’été 1885, la révolte des Métis est toujours perçue comme une rébellion. Et leur chef, Louis Riel, comme « un halluciné de premier ordre ».

Le 20 juillet, le jour même de l’ouverture de son procès pour haute trahison, à Régina, devant un jury exclusivement anglophone, les Montréalais se rendaient par milliers à la gare Bonaventure pour accueillir « chaleureusement les vainqueurs de Batoche ». Les mêmes soldats du 65e bataillon dont, trois mois plus tôt, les mêmes Montréalais avaient salué tout aussi fortement le départ pour rétablir la loi et l’ordre fédéral en Saskatchewan.

« Montréal est en fête pour célébrer le retour de ses glorieux enfants ». La Patrie embouche le clairon de la victoire. « Nos braves petits soldats du 65e nous reviennent après une campagne remplie de dangers et de difficultés ». Huit cent cinquante soldats qui, après avoir écrasé deux cents Métis mal armés, se sont livrés à un pillage éhonté, il n’y a pas de quoi être fiers ! Qu’importe ! Montréal, comme l’Empire, raffole des uniformes et des militaires.

La foule, sans distinction de race ou de croyance, les acclame, exulte le chroniqueur soudainement militariste. « Leurs figures bronzées par le grand air, leurs uniformes en lambeaux, leur attitude martiale et l’air crâne, tout contribue à nous les faire aimer, respecter et admirer davantage ». L’article est signé Honoré Beaugrand.

En plus d’être journaliste et propriétaire du journal La Patrie, Beaugrand est maire de Montréal et ami de Wilfrid Laurier et d’Honoré Mercier. Égaré un instant par sa propension aux flonflons, il se ravise. L’ombre du gibet de Regina est un puissant révélateur. Pour l’Ontario, Louis Riel, c’est le Québec. « Étrangler Riel avec le drapeau français, c’est le seul service que peut rendre cette guenille au pays », clamaient les orangistes avant le procès.

Quelques jours avant la date prévue pour la pendaison, la coupe est pleine pour le Toronto Daily Mail. « Plutôt que de se soumettre au joug des Canadiens français, l’Ontario brisera la Confédération. Le Bas-Canada peut en être assuré, si nous devons nous battre à nouveau pour la conquête, cette fois, il n’y aura pas de traité de 1763. Le peuple canadien-français perdra tout ! »

Le positionnement doublement raciste de sir John A. Macdonald a été, pour une rare fois, on ne peut plus clair. « Même si tous les chiens du Québec aboient, Riel sera pendu », a-t-il grommelé. Il considérait également tous les Indiens comme des alcooliques invétérés. Sans toutefois étendre son propre alcoolisme à tous les Écossais.

Le 16 novembre 1885, à huit heures et demie du matin, Louis Riel a été pendu haut et court, jusqu’à ce que mort s’ensuive. La chute fatale a été de huit pieds. Le corps était encore chaud qu’on brûlait déjà la corde dont le bourreau s’était servi. On a sans doute cru qu’en supprimant les reliques, on effacerait le souvenir de son martyre.

La nouvelle a atteint Montréal vers onze heures. Dix minutes plus tard, il y avait foule dans les rues. « Ils l’ont pendu ! » On entend répéter inlassablement la même phrase sur tous les tons. De la stupeur à l’indignation, de la consternation à la fierté blessée, de l’abattement à la colère, du deuil à la révolte, de l’humiliation à la provocation. « Nous sommes tous Louis Riel ! »

Mort, le chef métis s’est métamorphosé en symbole et le sens du geste qu’on a posé n’échappe à personne. « Riel n’expie pas seulement le crime d’avoir réclamé les droits de ses compatriotes, il expie surtout et avant tout le crime d’appartenir à notre race », affirme La Presse. Désormais, il n’y a plus ni conservateurs, ni libéraux, ni castors. Il n’y a que des patriotes ou des traîtres. Le Parti national et le Parti de la corde.

« L’échafaud de Regina grandira, grandira toujours, et son ombre sinistre se projettera de plus en plus menaçante sur le pays. Toujours l’image de ce cadavre d’un pauvre fou pendu pour de misérables fins de Parti, pendu pour maintenir un homme au pouvoir, pendu en haine du nom Canadien français, toujours l’image de ce cadavre de Louis Riel sera là, se balançant entre ciel et terre, devant les yeux de notre population », prophétise Jules-Paul Tardivel dans son journal, La Vérité.

Pour la première fois de son histoire, le Québec s’éprouve collectivement comme une nation. C’est une nation qu’on a pendue haut et court. Le 22 novembre, un dimanche, près de 50 000 personnes s’attroupent sur le Champ-de-Mars pour manifester leur solidarité avec le pendu de Regina. Le portrait de Riel se vend par milliers. Trois estrades ont été dressées. Plusieurs orateurs, de tous les partis, y prendront la parole à tour de rôle par un froid sec qui donne à l’air une résonance de cristal.

Lorsque Wilfrid Laurier amorce son discours, l’émotion monte d’un cran. Il ne déçoit pas. « Si j’étais né sur les rives de la Saskatchewan, confesse-t-il,  j’aurais moi-même épaulé un mousquet pour lutter contre la négligence du gouvernement et contre la honteuse rapacité des spéculateurs ».

Honoré Mercier est le dernier à parler. Il incarne un mouvement national dont il a bien l’intention de faire un parti. Sa voix traduit toute la nation. « Riel notre frère est mort, victime de son dévouement à la cause des Métis dont il était le Chef, victime du fanatisme et de la trahison,  du fanatisme de Sir John et de quelques-uns de ses amis ; de la trahison de trois des nôtres — Langevin, Chapleau et Adolphe Caron — qui, pour garder leur portefeuille, ont vendu leur frère ». Dans le silence approbatif de l’assemblée, les mots portent.

 « En face de ce crime, en présence de ces défaillances, quel est notre devoir ? » lance Mercier sur un ton solennel. La réponse s’impose d’elle-même. « Nous unir ! Ô que je me sens à l’aise en prononçant ces mots ! Voilà vingt ans que je demande l’union des forces vives de la nation ! » Foule et orateur sont maintenant frères en Riel. « Il fallait le malheur national que nous déplorons, il fallait la mort de l’un des nôtres pour que ce cri de ralliement soit enfin compris ! »

Riel est plus gênant mort que vivant ! Le temps est venu pour le Québec de ne plus être le décalque d’Ottawa comme Mousseau l’était du pendard Chapleau. Vive Mercier ! Vive le Québec !

Jacques Ferron estimait avec raison que c’est à ce moment-là que le pays du Québec a pris conscience qu’il était ­désormais confiné à ses frontières. Avec la perte définitive des Pays d’en Haut et la défaite de nos frères métis, qui assumaient l’héritage des Indiens et des coureurs de bois, les Canayens ne pouvaient plus se projeter à la dimension du continent amérindien qu’ils ont été les premiers à explorer.

Le Québec doit faire le deuil du Canada qu’il a été. Il doit se rêver dorénavant à l’intérieur des frontières d’un territoire qui se définit comme une province. Et, faute d’être un pays proprement dit, s’appliquer à en acquérir les pouvoirs.

Le 28 juin 1886, le maire Honoré Beaugrand reprend du service pour marquer un moment historique. A mari usque ad mare ! Sur le coup des huit heures du matin, le premier train à destination de Vancouver quitte la gare Dalhousie. « Au moment où la locomotive s’est mise en branle vers les Rocheuses, relate La Presse, la batterie de campagne du colonel Stevenson a tiré une salve d’une quinzaine de coups de canon  ».

« Un exploit que le Pacifique Canadien doit en grande partie à Louis Riel ». C’est son directeur général, Cornelius Van Horne, qui est le premier à le reconnaître. Il va même jusqu’à proposer que la compagnie « lui fasse ériger une statue, parce qu’il la mérite bien ». Si la pique est cynique et méprisante, elle n’est pas gratuite.

Van Horne n’a pas oublié qu’un an plus tôt, le Pacifique Canadien courtisait la banqueroute. La construction de la voie ferrée était un gouffre financier que seul le gouvernement fédéral pouvait alors combler.

Lorsque la nouvelle d’un soulèvement métis éclate en 1885, Old Tomorrow tergiverse pour gagner du temps. Van Horne réagit immédiatement. Il a compris que Louis Riel cherche à répéter le coup du Manitoba en Saskatchewan. C’est l’occasion ou jamais de prouver l’absolue nécessité d’un chemin de fer intercontinental.

Le Pacifique Canadien met aussitôt toutes ses ressources au service de l’armée du général Middleton. Van Horne se surpasse. En un temps record, il transporte 3 000 soldats sur une ligne inachevée. Le premier contingent des troupes atteint Winnipeg en sept jours. Le coût ? Un million ! Remboursable ? Bien sûr ! Mais quand ?  La situation financière du Pacifique Canadien est désespérante et désespérée. Tous les prêteurs se sont désistés.

Soudainement, Macdonald se réveille. Une façon élégante de dire qu’il dessoûle. Les insurgés métis sont déjà en fuite, mais la ruine du Pacifique Canadien entraînerait la chute de son gouvernement. Cela suffit pour rendre Macdonald éloquent et lui donner la vision de ce que le Canada est devenu, maintenant que Louis Riel est sous les verrous, grâce à l’intervention de Van Horne.

« Les récents événements nous ont démontré que le chemin de fer fait de nous un seul peuple », déclare-t-il, aux Communes, créant du coup le nationalisme ferroviaire. « Ce lien d’acier nous a désormais si bien réunis que nous pouvons dominer tous les aléas de la malchance et que nous pouvons rassembler toutes les forces du Canada, pour faire face à n’importe quel ennemi étranger, soulèvement intérieur ou insurrection », enchaîne Macdonald dans un élan de lyrisme militaro-éthylique.

À l’écouter et à lire les journaux de Toronto, on croirait que la reddition de Batoche est la déroute de Waterloo. C’est tout au plus la consécration de la défaite des cavaliers des plaines par le cheval de fer. Le Pacifique Canadien a planté le dernier crampon de la voie ferrée, qui relie l’Atlantique au Pacifique, neuf jours avant que Riel ne termine son règne au bout d’une corde.

Si Van Horne est le débiteur de Riel, Honoré Mercier est son héritier politique. Il lui doit son nouveau parti. Deux jours avant le départ du premier train pour Vancouver, Mercier a dévoilé le programme du Parti national, qui est le fruit d’une coalition entre les libéraux et les castors conservateurs. 

« La situation est grave, peut-on y lire, car nous sommes menacés dans ce que nous avons de plus cher après la religion : l’autonomie de notre province. La situation est d’une triste simplicité. Notre province n’est plus respectée parce que la majorité de ses représentants l’ont sacrifiée à l’esprit de parti ».

Le Manifeste énumère les considérants pour lesquels le Québec n’a pas à être la contrefaçon d’Ottawa. Il met tout d’abord cartes sur table. « L’autonomie des provinces est en péril et la politique des gouvernements de Québec et d’Ottawa associés prépare la ruine de notre indépendance provinciale ». La donne politique est faussée. « Le pouvoir fédéral poursuit d’année en année le cours de ses empiétements législatifs et ces mesures centralisatrices sont le résultat d’un système de gouvernement, dont le but tend manifestement à détruire les garanties stipulées à l’époque de la Confédération et à imposer aux provinces, petit à petit, le régime de l’union législative ».

Une redistribution des cartes s’impose. « Les auteurs de la Confédération ont voulu établir au siège de la province un véritable gouvernement, non pas un simple bureau de commis prenant chaque jour leur mot d’ordre à Ottawa. Ce péril ne saurait être conjuré que par l’existence d’une administration provinciale fortement constituée, agissante, économe des deniers publics, indépendante du pouvoir central et fortifiée par l’appui du sentiment populaire ». Bref, le parti d’Honoré Mercier se propose de former un gouvernement « non pas libéral, mais bien national  ».

Du haut du gibet de Regina, l’ombre de Riel ne cesse de grandir. Jules Tardivel l’avait prédit. Elle se dédouble même. N’est-il pas devenu, à son insu, le père du nationalisme ferroviaire canadien et celui du nationalisme autonomiste québécois ?