Kerouac et son double qui parle français

2016/12/02 | Par Simon Rainville

Jack Kerouac a écrit que « [l]a vie est d'hommage ». J'aurais aimé y penser à celle-là. La preuve qu'il comprenait le français est là, tout entière. Nous savions déjà que Kerouac parlait notre langue et avait des ancêtres canadiens-français, mais nous n’en connaissions pas l’importance pour son processus créatif et son identité.

Kerouac l’affirme sans détour dans La nuit est ma femme : « Je suis Canadien Français, m’nu au-monde a New England. Quand j’fâcher j’sacre souvent en Français. Quand j’reve j’reve souvent en Français. Quand je brauille j’brauille toujours en Français ».

Il écrivait souvent d’abord en français, langue qu’il parla exclusivement jusqu’à l’âge de 6 ans : « La langue anglaise, écrivait Kerouac dans la langue de Ginsberg, est un instrument tard trouvé (…) La raison pour laquelle je manie les mots en anglais si aisément c’est que ce n’est pas ma propre langue. Je la remodèle pour que ça rentre dans des images françaises ».

La découverte de l’importance du français dans l’identité de Kerouac aurait été considérée comme l’événement littéraire de l’année dans tout autre pays, mais elle a été traitée ici comme une publication parmi d’autres. Pourtant, affirme Jean-Christophe Cloutier dans son livre La vie est d’hommage, l’un des plus grands romanciers du 20e siècle a su révolutionner le roman américain « au moyen des formes narratives (qui) ont des racines canadiennes-françaises ». Kerouac dit lui-même que ses écrits en français sont essentiels à la compréhension de son œuvre.

Avec Kerouac, c’est tout un pan de notre identité souvent ignoré qui ressort : la diaspora québécoise. Il n’est pas de bon ton de rappeler ces « vieilles chicanes », mais les Canadiens français ont été près d’un million en un siècle à se diriger vers les États-Unis après la défaite patriote de 1838. Cette diaspora représente un pan de notre américanité et de notre histoire que l’on a délaissé au moment où nous avons mis de côté notre identité canadienne-française.

Mais il ne faut pas rappeler au Québécois ce qu’a été le Canadien français. Le Québécois n’est-il pas décolonisé et décomplexé, « partenaire » de l’Anglo-Saxon ? « Le terme ‘’diaspora’’, m’a un jour dit un collègue, c’est pour les peuples qui ont souffert, comme la Chine ou le Tibet ». Il en est toujours ainsi sous le ciel de Québec : les Québécois doivent s’estimer heureux d’être encore en vie, alors, leur souffrance…

Cherchez l’allusion à cette diaspora dans notre mémoire collective et voyez ce que vous y trouverez : quelques mentions généalogiques inoffensives, l’envers exact d’une compréhension historique nationale. Quelques ouvrages savants se sont aussi intéressés à la question, mais ils n’ont pas réussi à pénétrer notre mémoire.

Et pourtant, VLB avait bien vu, dès les années 1970, en quoi Kerouac se rattachait à la littérature d’ici. Les textes en français de Kerouac se rapprochent de la littérature canadienne-française jusque dans l’exploration de certains thèmes : la famille, « l’absence du père », la vie dans les « factories » et l’errance.

Cloutier affirme que Kerouac avait souvent la vie dure aux États-Unis à cause du racisme contre les Frogs et vivait son identité à la fois comme une fierté et une honte. Il oublie de mentionner que c’était aussi le lot des Canadiens français dans leur pays.

Cloutier avance aussi que Kerouac n’était pas Québécois, ne se sentait pas Québécois, mais Franco-Américain. Il s’agit d’un anachronisme : personne ne se disait Québécois avant les années 1960. Le Canadien français ne se confinait pas qu’au territoire québécois.

Le chercheur le reconnaît pourtant en disant que Kerouac cherchait par ses textes en français à présenter « l’héritage canadien-français comme faisant partie intégrante du grand portrait de l’Amérique ». Si Kerouac ne se sentait pas attaché à la terre du Québec, c’est qu’il ne se sentait lié à aucune terre. Sa folle tournée qui le mène jusqu’au Mexique, où il espère s’établir avec sa mère francophone, en témoigne.

N’empêche qu’il a un moment songé à s’installer ici, mais un court voyage l’a dissuadé : le Québec de l’époque n’était peut-être pas très accueillant pour un auteur éclectique recherchant la liberté. L’entrevue en français qu’il a accordée à Fernand Seguin en 1967 sur les ondes de Radio-Canada montre sa volonté d’être reconnu ici. La moquerie dont il a été la cible à cause de son parler l’a profondément blessé. Il retournera habiter son imaginaire bilingue aux États-Unis avec une certaine haine pour la terre de ses ancêtres et une blessure supplémentaire en son âme de Canuck.

La langue française, que Kerouac écrivait phonétiquement, explique la sonorité de son écriture anglaise et de sa poétique que plusieurs ont rapprochée du jazz qu’il aimait tant. Il « a ainsi réalisé, explique Cloutier, ce que personne n’avait fait avant lui : restituer sur papier l’oralité du français parlé en Amérique et le transformer en prose musicale envoûtante ».

S’il n’est pas possible de parfaitement recouper les questionnements de Kerouac sur sa langue avec l’utilisation du joual dans les années 1960-70 tant le contexte socio-politique sera différent, Kerouac établit des rapprochements entre les Afro-Américains et les Canadiens français une décennie avant les « Nègres blancs d’Amérique » de Pierre Vallières.

Les critiques québécois ont fait grand cas du français phonétique de Kerouac – souvent pour s’en moquer, tel un écho à la réception désobligeante de l’entrevue accordée à Seguin –, mais ils sont passés rapidement sur l’essentiel : la portée existentielle de ce français déchu. « Voici un vestige d’une époque loin dernière nous », se sont-ils empressés de dire. C’est pourtant l’intimité et l’identité même de Kerouac, et en quelque sorte les nôtres, qui sont ici en jeu.

Dans son journal de 1951, Kerouac écrivait : « I'm going to be a Wolfean Proust, a Whitmanesque Dostoïevsky, a Melvillean Céline, a Faulknerien Genêt – in fact, a Kerouassadian Ginsbergian Shakespeare. Il faut vivre en Anglais, c'est impossible vivre en Français. This is the secret thought of the Canuck of America. C'est important aux Anglais – it's important to the English... so the Canuck does it ». En une seule phrase, il vient de résumer notre sort. « Damn Canuck de Damn Canuck », répondra plus tard Miron …

Kerouac confirme ainsi la lecture de Jean Bouthillette, qui affirmait dans Le Canadien français et son double paru en 1972 que, depuis la Conquête, « nous ne sommes plus seuls dans notre pays (…) non plus qu’en nous-mêmes ».

La langue de Kerouac est à la fois d’une grande beauté et d’une infinie tristesse. C’est l’impossibilité de vivre l’Amérique en français qui est étalée dans ses pages qui sont pleines de passages où son « côté canadien-français » parle à son « côté américain ». Cette acculturation schizophrénique est ressentie comme une douleur personnelle et collective. Il est tentant d’y voir un présage du Québec à venir.

C’est l’anglais que choisira finalement Kerouac en se traduisant lui-même. Ou plutôt ; c’est l’anglais qui choisit Kerouac. « Las de nous chercher, disait Bouthillette, nous avons pris le raccourci de nous fuir ».

Ce franglais n’était pas glorifié par Kerouac, contrairement à ceux et celles qui tentent aujourd’hui de nous le faire passer comme une richesse. Il était conscient de la position intenable de son bilinguisme qui deviendra fatalement assimilation : « Avec toute ça aujourd’hui, écrit-il, j’toute mélangé dans ma gum ».

Beckett est-il un auteur irlandais ou français ? Kafka, un Tchèque ou un Allemand ? Nous pouvons nous poser la question au sujet de Kerouac.  S’il est abusif de faire de lui un auteur strictement canadien-français, il est impossible de ne pas être frappé par le sort du double Jean-Louis-Jack Kerouac. Il rappelle vivement le nôtre.

Jack Kerouac, La vie est d’hommage, textes établis et présentés par Jean-Christophe Cloutier, Montréal, Boréal, 2016, 352 p.