Évelyne Abitbol, Charles Bronfman et les Juifs du Québec

2017/01/20 | Par Pierre Dubuc

J’étais plongé dans le livre de Victor Teboul, Les Juifs du Québec. In Canada We Trust. Réflexion sur l’identité québécois (L’ABC de l’édition) quand Jean-François Lisée a annoncé l’embauche d’Évelyne Abitbol, une marocaine de confession juive, comme « conseillère à la diversité », la nouvelle appellation à la mode pour désigner les communautés culturelles. Au même moment, paraissait dans le Globe and Mail une entrevue avec Charles Bronfman – le commanditaire de la série « Les Minutes du Patrimoine », ces capsules historiques qui faisaient rager Pierre Falardeau – à l’occasion de la publication de ses Mémoires sous le titre Distilled: A Memoir Of Family, Seagram, Baseball, And Philanthropy (Harper Collins). Les trois sujets ne sont pas sans liens.

Dans l’entrevue au Globe, Charles Bronfman raconte que ce n’est que lorsqu’il a atteint la vingtaine qu’il a découvert que « le français était parlé à Montréal »! Cette réalité de l’auto-exclusion de la communauté juive de la société francophone et de son identification à la communauté anglophone est le point de départ du livre de Victor Teboul.

Teboul raconte que, dès son arrivée au Québec, il a été « frappé par le fait que, contrairement à d’autres pays où j’avais vécu – l’Égypte, le Liban, la France – les Juifs du Québec constituaient un groupe différent de la majorité des citoyens parmi lesquels ils résidaient ».

Il attribue l’origine de ce phénomène au fait que l’arrivée des Juifs au Québec coïncide avec la Conquête. Sous le régime français, les juifs ne pouvaient officiellement s’établir dans la colonie, celle-ci étant réservée aux catholiques.

Aaron Hart, le fondateur de la communauté, gagne donc la colonie en 1761 aux côtés des armées anglaises dont il est un fournisseur. « Ce lien historique avec le conquérant anglais sera irrémédiablement associé aux Juifs », écrit Teboul.

C’est toujours le cas, tant au plan culturel que politique. Il est difficile, écrit-il, d’imaginer « des interprètes juifs qui chanteraient le Québec en français, tel un Patrick Bruel en France aujourd’hui, ou autrefois, un Serge Gainsbourg ».

Au plan politique, il rappelle que plusieurs des dirigeants d’Alliance Québec, le principal groupe de pression des anglophones dans les années 1970-1980, étaient des Juifs (Éric Maldoff, David Birnbaum, Russell Copeman, Robert Lipman).

Quand Robert Bourassa a invoqué la clause « nonobstant » pour soustraire le Québec à l’arrêt de la Cour suprême invalidant les dispositions de la Loi 101 sur l’affichage, Herbert Marx démissionna du cabinet.

Au cours de ces décennies, les représentants de la communauté juive ont occupé des postes politiques importants au sein du Parti Libéral (Herbert Marx, Victor Goldbloom). Ce n’est plus le cas, constate Teboul. Aucun de ses membres n’a été nommé ministre dans les gouvernements libéraux depuis 2007. D’autres communautés ont même supplanté les Juifs au sein des gouvernements libéraux (Sam Hamad, d’origine syrienne; Carlos Leitao, natif du Portugal et Dominique Anglade, originaire d’Haïti).

À quoi attribuer ce recul? Au fait que le poids du Québec est maintenant négligeable au sein de la fédération canadienne?

Teboul l’attribue plutôt au déclin démographique de la communauté juive. Selon le recensement de 2006, celle-ci est constituée de 71 000 personnes concentrées dans l’ouest de Montréal et, plus particulièrement, dans les villes de Côte St-Luc et de la très cossue Hampstead. La communauté juive a complètement disparu des autres grandes municipalités, comme Sherbrooke et Trois-Rivières.

Teboul pose une question fort intéressante : quel est le regard des Juifs sur les autres Québécois? Une question qui, selon lui, demeure sans réponse, en faisant part de son étonnement que la plupart des ouvrages publiés par des francophones sur l’histoire des Juifs du Québec soient l’œuvre d’auteurs qui ne sont pas juifs ! « C’est un phénomène sans doute unique en Occident ».

En fait, constate-t-il, la question n’est abordée que dans le sens inverse, soit par le truchement de l’histoire de l’antisémitisme au Québec.

Bien sûr qu’il y a eu des épisodes antisémites dans notre histoire et Teboul ne manque pas de relever les plus marquants. Il y en a eu également au Canada anglais, aux États-Unis ou en France mais contrairement au Québec, dans ces pays, note Teboul, cela n’affecte pas l’appartenance des Juifs à l’identité canadienne, états-unienne ou française.

Tout en reconnaissant l’importance de la propagande anti-québécoise des fédéralistes (Minutes du Patrimoine, etc.) et la mise au ban de la culture québécoise par les institutions juives ou dirigées par des Juifs (par exemple, l’absence de référence à des francophones dans la toponymie de Côte-St-Luc et Hampstead, la Fête nationale du Québec qui ne figure pas dans le calendrier émis par cette dernière municipalité), Teboul suggère aux souverainistes de prendre l’initiative du rapprochement avec un discours historique plus inclusif, plus universaliste.

Ainsi, il propose de souligner que l’Assemblée législative du Bas-Canada, à l’initiative de Louis-Joseph Papineau, a fait adopter en 1832 l’Acte qui octroyait des droits égaux aux Juifs, vingt-cinq ans avant qu’ils n’obtiennent les mêmes droits en Grande-Bretagne.

La participation active des fils d’Aaron Hart au mouvement des Patriotes et à la défense des rebelles devant la Cour devrait également être mentionnée.

Il va de même du Juif alsacien du nom de Jules Heilbronner qui, à la fin du XIXe siècle, défendait les ouvriers québécois dans sa chronique de La Presse, qu’il signait du pseudonyme Jean-Baptiste Gagne-Petit.

Que dire de Fred Rose, le député communiste, élu à deux reprises à la Chambre des communes, en 1943 et 1945, dans la circonscription francophone de Saint-Louis. Ou encore de ces militants syndicaux juifs, comme Léa Roback, issus d’organisations syndicales mises sur pied par des Juifs au lendemain de la Seconde Guerre mondiale.

Teboul mentionne également l’avocat Bernard Mergler, qui a servi de médiateur, à la demande des felquistes, lors des négociations pour un sauf-conduit vers Cuba.

Il reproche aussi aux leaders péquistes de ne pas faire suffisamment mention des Juifs, qui ont appuyé le combat souverainiste, comme les Paul Unterberg, Salomon Cohen, David Levine, Henry Milner, Evelyne Abitbol et autres.

L’accent devrait surtout être mis sur des moments marquants de notre histoire comme les volontaires du Bataillon Mackenzie-Papineau, qui iront se battre le fascisme en Espagne, et ceux qui participeront à la Seconde Guerre mondiale, car le problème avec nos discours mémorial, selon Teboul, est qu’il est constitué de « combats livrés par des minorités (Canadiens-français, Métis dans l’ouest) revendiquant des droits spécifiques à leurs groupes » qui, tout en étant justifiés, n’ont pas « la force mobilisatrice permettant de faire appel à des revendications universelles susceptibles d’englober d’autres groupes et de mobiliser ces derniers dans des luttes communes »!

De plus, ajoute-t-il, « ces mêmes combats aboutissent à des échecs et ne sont, en définitive, que des révoltes aux réalisations inachevées »!

En fait, par ces propos, Teboul donne raison, sans le vouloir, au patriote Chevalier De Lorimier qui, condamné à l’échafaud pour s’être battu pour cette cause universalistes entre toutes qu’est l’indépendance nationale de son peuple,  écrivait à ses enfants dans son testament politique : « Le crime de votre père est dans l'irréussite. Si le succès eut accompagné ses tentatives, on eut honoré ses actions d'une mention honorable ».

De son analyse, Teboul tire une orientation qu’il soumet à ses amis souverainistes. Pour permettre aux Juifs et aux membres de la « diversité » de s’identifier à la nation québécoise, il faut « universaliser l’identité québécoise » en délaissant les « revendications passéistes » et la « dimension victimaire », comme la lutte pour la préservation de la langue, et mettre de côté l’option souverainiste!

Quand on constate la marginalisation de la question linguistique et le report aux calendes grecques de l’indépendance qu’il propose, on peut sérieusement se demander si tel n’est pas le mandat que Jean-François Lisée a confié à Évelyne Abitbol.