Quand Bell cause pour la cause, je décroche

2017/01/24 | Par Gilles Simard

L’auteur est journaliste, auteur et pair-aidant en santé mentale

Quand Bell « cause pour la cause », je décroche

Parce que voyez-vous, je ne comprends pas qu’on puisse d’un côté faire aussi candidement la promotion de la santé mentale, et de l’autre, être le responsable d’autant de détresse humaine, de dépressions et de suicides parmi ses milliers d’employé-es, leur entourage et même sa propre clientèle.

Un statut moral et social bien peu enviable, s’il en est, que Bell Canada Entreprises (BCE) s’est mérité à titre de monopole aux tarifs outranciers, avec une propension reconnue pour la rationalisation-à-outrance, les restructurations sauvages, la sous-traitance généralisée, les délocalisations, privatisations et le cheap labour effréné…

Sans compter, aussi, les multiples fermetures d’usines et les mises à pied avec des conditions exécrables pour des dizaines de milliers de travailleurs-euses, partout au Canada et ailleurs dans le monde, au cours des dernières décennies.

En réalité, force est de constater ici, qu’en causant pour la cause, Bell Canada, outre de profiter d’une énorme publicité gratuite lui valant de beaux retours d’ascenseurs, sert d’abord et avant tout sa propre cause, en rendant plus acceptable socialement les diverses mesures gouvernementales de déréglementation et de défiscalisation qui lui permettront d’engranger de fabuleux profits et de donner des bonis pharaoniques à ses dirigeants.

Pensons ici à George Cope, président de Bell Canada et lui-même fondateur du programme Bell cause pour la cause, qui a déjà touché pas moins de 10 M $ en salaires et primes (2010) et à Michel Sabia, à qui on a déjà versé quelque 21 M $ en primes (2008) ... (Étude et rapport de Léopold Lauzon).

En voilà deux qui n’ont certainement pas dû recourir aux banques alimentaires pour leurs « faims » de mois, et qui n’ont pas eu à moisir sur les listes d’attente des psychologues et des médecins du secteur public…

Autrement, comprenons-nous bien :  je n’ai rien, bien sûr, contre le fait de parler de maladie mentale, car j’ai déjà écrit un livre sur le sujet (Le Cœur enveloppé - JCL) et j’en parle régulièrement ici et là. Et je n’ai rien, non plus, contre les généreux bénévoles du programme, les pairs-es qui y témoignent courageusement, ou encore les deux porte-paroles, Stéfie Shok et Clara Hugues. Bien au contraire… Le premier est un homme et un musicien admirable, et Clara est l’une des plus grandes athlètes canadiennes, en plus d’être une femme de tripes qui fait très bien son boulot.

Non, là où ça pose un gros problème d’éthique, je le répète, c’est de voir un holding financier comme Bell jouer les éveilleurs de conscience et les collecteurs de fonds pour un aussi noble enjeu, alors que cette multinationale a largement démontré qu’elle était d’abord et avant tout, grâce à la complicité des gouvernements, « une championne de la privation des profits et de la socialisation des pertes », avec tous les drames humains qui en découlent.

Et ce qui m’horripile tout autant, c’est de voir des milliers de groupes populaires en santé mentale être obligés (faute de budgets rehaussés) de solliciter ce programme et d’accepter des miettes en souriant, alors que d’autres « gros joueurs » déjà bien pourvus décrochent la timbale sans forcer (IUSMQ - 1 M $, Santé et Affaires sociales - Yukon, 500, 000 $, Institut Neurologique de Mtl-Mc-Gill, 250, 000 $, etc.)…

Et tout cela, toute cette obligation de quémander pour les groupes communautaires de première ligne, à cause d’une non-reconnaissance sociale et financière d’un gouvernement libéral qui n’en a décidemment que pour le curatif, l’hospitalo-centrisme et les caprices des médecins. Beau sens des priorités ! 

Cela dit, oui, parlons-en de la maladie mentale, démystifions, dédramatisons, mettons des mots sur des maux, mais de grâce, ne laissons pas n’importe qui s’approprier le discours de la santé mentale, et dénonçons ceux, les profiteurs, les sans-morale et sans-vergogne, les mauvais citoyens corporatifs et sociaux qui parlent des deux coins de la bouche. Qui disent une chose et font le contraire.

Partant, si comme société nous voulons vraiment changer la triste norme du un sur cinq – un Canadien sur cinq souffrira d’une maladie mentale durant sa vie - eh bien, soyons cohérents ! Revoyons nos modes de production, sortons de notre petit bien-être mollasson et osons des mesures politiques et sociales qui tiendront compte des grands déterminants de la santé, tout en remettant l’humain au cœur du système.

Enfin, d’ici à ce que nous nous aimions assez pour ne plus laisser à d’autres la responsabilité de notre santé, permettons-nous une note d’espoir en établissant une fois pour toutes un vrai programme québécois de psychothérapie universel et gratuit, accessible à tout le monde.

Cela, plutôt que l’incurie de l’État, le racolage social et les miettes que nous laissent les vautours…