Retrouver le politique en sortant de l’extrême centre

2017/01/24 | Par Simon Rainville

Alain Deneault publie plus rapidement que je n’arrive à le lire. Interrogé sur le moteur de cette activité incessante, il a tout bonnement admis que la haine et la hargne du silence complice ambiant le poussaient à poursuivre sa lutte, donnant ainsi raison à Genet : « Ce qu’il nous faut, c’est la haine. D’elle naîtront nos idées ». Voilà qui est rafraichissant : un intellectuel qui écrit avec sa colère.

Sa plaquette Politiques de l’extrême centre, où s’entremêlent les considérations philosophiques, économiques et civiques sur la « gouvernance », la « médiocratie » et « l’escroquerie légalisée » des paradis fiscaux, vient chapeauter ses précédents essais.

L’extrême centre, c’est le refus de la délibération politique et la mise hors circuit de la pensée au profit d’un consensus, fabriqué et entretenu par les puissants, qui fait accepter l’inacceptable en présentant les choix politiques néolibéraux pour des fatalités.

Ces puissants s’assurent d’avoir des universitaires, des « experts », et des « communicateurs » en quantité suffisante pour donner une touche de respectabilité et de scientificité à ce lot de balivernes.

Les médias diffusent des vulgarités qui cachent une pauvreté d’idées. Le « gros bon sens » et l’appel « à la majorité silencieuse » sont le gage de leur légitimité et de leur respectabilité. Le plus souvent, les intervenants monologuent ou, pis, s’écoutent répéter la même opinion.

Tout ce beau monde fait passer pour des extrémistes ceux qui remettent en cause cette logique au nom de valeurs fondamentales tenues pour ringardes, comme l’équité, la décence, le bien commun et la solidarité.

Ce déni du politique se remarque dans tout le spectre politique tant les partis et les mouvements se disputent davantage les symboles et les rouages du pouvoir que les fondements mêmes du politique. Se définir autrement que « libéral », au sens philosophique du terme, est pratiquement impensable, selon Deneault : des libertariens aux libertaires, c’est toujours sur l’échelle du libéralisme que l’on se qualifie, comme s’il s’agissait de la seule philosophie politique possible au 21e siècle.

À défaut de lutter pour la justice sociale pour tous, la gauche « libérale », que l’on dirait ici multiculturelle, affirme Deneault, se contente de cultiver son culte des identités multiples (genre, sexe, etc.) et de l’individualisme éthique: « Dégageant son moi de toutes les médiations sociales qui l’étouffent, l’individu souhaite apparaître sous ce jour comme une victoire sur l’histoire (…) Cette conception de soi, qui n’émane pas de soi et ne va pas de soi, tend à produire un sujet s’essayant forcément à se sauver lui-même en cultivant le narcissisme de la petite différence ».

La droite, à vouloir baliser la domination néolibérale mondiale plutôt que lui mettre fin, n’échappe pas aux foudres de Deneault. Joseph Stiglitz qui dénonce la Banque mondiale pour laquelle il a longtemps travaillé, Warren Buffet qui demande de payer plus d’impôts ou Christine Lagarde qui conspue les pratiques de son propre FMI. Ces actes de contrition ne changent rien au fond du problème.

Les « néoconservateurs » reçoivent aussi leur lot de reproches, puisque ce monde qu’ils souhaitent conserver, il a bien fallu qu’il advienne et, pour ce faire, des groupes, pour la plupart à gauche, ont lutté. « La meilleure façon de tuer une idée, argumente l’auteur, reste de chercher à la ‘‘conserver’’ » puisqu’aucune autorité ne peut prétendre « saisir une fois pour toutes » le peuple et parler en son nom. C’est précisément ce qu’est le politique : une discussion incessante.

Utiliser les termes « gauche » et « droite » perd par ailleurs de son efficacité analytique tant on les présente comme des étiquettes à acheter ou à vendre plutôt que comme des façons de concevoir le monde à un point tel que plusieurs se définissent à la fois de gauche et de droite… Aussi bien dire qu’ils sont à l’extrême centre, là où le politique se dissout dans la gestion du quotidien.

Désabusés et étourdis par ce manque de sens généralisé, plusieurs se rabattent sur l’extrême droite, cette « prothèse de l’esprit auprès des électeurs », qu’ils prennent pour une façon de regagner leur liberté : « La pulsion de mort, dit l’auteur, est son moteur, la fin de la pensée complexe son fantasme et l’éradication de toute différence sa solution ». L’extrême droite d’aujourd’hui rêve en fait d’extrême centre et de médiocratie. Loin d’envisager un risible nouvel homme fasciste, elle cherche l’inertie la plus complète et la plus intransigeante.

Même les anarchistes croient en leur liberté de se dissocier de cette société bourgeoise, patriarcale et policière. « La propension à s’opposer aux institutions de pouvoir contemporaines, argumente à juste titre Deneault, ne saurait passer pour une victoire sur l’impérieuse question de l’institution du lien social, là comme ailleurs éternellement de retour ».

C’est précisément là que le bât blesse. Comment instituer un lien social nouveau? Comment inventer de nouvelles formes de vivre ensemble qui ne tiennent pas que de la sacro-sainte liberté? Les nouveaux concepts de solidarité sont rares, remarque Deneault, et ce sont moins les idées que les émotions qui mobilisent les résistances : « l’indignation » du mouvement Occupy, la tristesse lors des attentats terroristes, la colère devant l’élection de Trump.

Si l’émotion peut et doit être un moteur, elle ne doit pas s’y limiter, sans quoi elle se referme sur le privé. Nécessairement passagère, l’émotion, une fois dissipée, éloigne le citoyen de la solidarité, comme nous l’avons trop souvent vu ces dernières années. Or, les changements politiques nécessitent temps, effort et organisation. Plutôt que le slogan « indignez-vous », Deneault proclame plutôt, et fort justement, « radicalisez-vous »!

Le problème est que l’on ne voit pas distinctement l’ennemi. Loin du Léviathan tout-puissant qu’il fallait abattre à l’époque de la Révolution française, le pouvoir est aujourd’hui multiforme et réparti entre plusieurs acteurs. On en saisit les effets, mais on ignore la racine exacte du mal.

Ce mal, il faut le nommer avant de pouvoir contrecarrer la déferlante (néo)libérale qui balaie tout sur son passage. Les ennemis sont les banques, les actionnaires, les multinationales, les organisations internationales qui dictent la norme partout, qui créent des lois pour protéger les puissants, qui détruisent le tissu social, qui lèvent l’un contre l’autre les membres de la classe moyenne. Or, ces instances échappent au pouvoir politique, et les relations entre elles sont complexes et sans visage.

Les médias des puissants déforment, voire même, fabriquent la réalité et le consentement. « Tel est l’enjeu, explique Deneault : faire oublier aux membres de la classe moyenne qu’ils ne seront jamais que des prolétaires avec de l’argent, qu’ils n’ont aucun contrôle sur les paramètres économiques et sociaux qui expliquent leur niveau de vie ».

Il faut expressément retrouver le sens du commun, quitter les luttes ciblées au profit d’une lutte globale. En termes universitaires, il faut réconcilier notre condition postmoderne, sculptée dans le bronze des singularités et de l’affirmation de l’individu, avec la modernité, façonnée dans le marbre du collectif et de l’affirmation du nous. Qui gagne de cette division… sinon les puissants?

Ce n’est à rien de moins qu’à la refondation du lien politique afin de se réapproprier le pouvoir que s’arrogent les puissants qu’appelle Deneault. Il faut concevoir le peuple comme l’acteur principal de la vie en société, quitter le giron du libéralisme et de son langage dominant afin de nommer et vivre autrement le monde.

Il faut s’atteler à dévoiler les interstices des relations entre les puissants, ce qui est déjà beaucoup en cette civilisation du spectacle qui nie l’essentiel. « En montrant l’injustice des maîtres, disait cependant Pascal, on ne la corrige pas ». Il faudra ensuite aller plus loin pour dompter ces impudents.