L’Allocation universelle : le sujet de l’heure en France

2017/01/26 | Par L’aut’journal

Contre toute attente, le promoteur de l’Allocation universelle – connue aussi sous le nom de Revenu de citoyenneté – a terminé en tête du premier tour de la primaire de la gauche en France.

L’idée est populaire dans toute l’Europe. La Commission européenne va bientôt déposer une étude sur le sujet. Il est presqu’assuré qu’il défrayera bientôt l’actualité au Québec. Pour vous familiariser avec les « pour » et les « contre » de cette idée novatrice, l’aut’journal a récemment publié Le droit au revenu de citoyenneté. Entre la gauche et la droite de Pierre Dubuc, avec une préface du député bloquiste Gabriel Ste-Marie. Pour une présentation du livre et procéder à son achat, cliquez ici.

Pour vous mettre l’eau à la bouche, nous reproduisons ci-dessous une entrevue avec Jean-Marc Ferry parue dans le journal Le Monde sous le titre : « Le revenu universel est une réponse intelligente aux nouveaux défis ».

Philosophe attaché à l'idée européenne et théoricien de l'allocation universelle, Jean-Marc Ferry assure que la proposition portée par Benoît Hamon est un bon moyen d'accompagner socialement la mondialisation

Philosophe, titulaire de la chaire de -philosophie de l'Europe à l'université de Nantes-MSH, Jean-Marc Marc Ferry est l'auteur de L'Allocation universelle. Pour un revenu de citoyenneté (Editions du Cerf, 1995), rééditée avec une nouvelle préface en  2015. Il analyse le regain d'une notion longtemps restée confidentielle et jugée utopiste mais qui, explique-t-il, est une mesure apte à réorienter la solidarité face à la crise de la mondialisation.


Pourquoi le débat à gauche s'est-il, selon vous, focalisé sur cette mesure phare portée par Benoît Hamon ?

C'est une mesure qui, de premier abord, semble utopique. Mais on voit à la réflexion que ce peut être une " utopie réaliste ". Le -revenu universel porte des promesses intéressantes : assurance contre l'extrême pré-carité et la grande pauvreté, grande simplification administrative qui allège la charge psychique pesant sur les individus égarés dans le labyrinthe de questionnaires et demandes de justificatifs, remotivation à entreprendre, à chercher un travail, à s'insérer socialement. Il ouvre des perspectives pour les jeunes générations, séduit par ses traits d'universalité, d'inconditionnalité, le caractère cumulable (avec d'autres revenus), le caractère individuel. Autant de marques d'un droit fondamental. C'est pour partie ce qui explique la force d'attraction politique d'une telle mesure.


Quelle en est l'origine idéologique ? S'agit-il d'une proposition néolibérale, puisqu'elle a été théorisée par Milton Friedman ou d'une idée socialiste, -puisqu'elle fut aussi développée par des auteurs radicaux comme André Gorz ?

A l'origine, c'est une idée de Thomas Paine, un philosophe du XVIIIe  siècle, britannique, américain et français, de sensibilité plutôt girondine, estimait-on. Paine a introduit dans la discussion philosophique l'idée du revenu de base. Si l'on cherche une source idéologique, c'est celle d'un humanisme des Lumières, intéressé à la justice politique. Au XXe  siècle, l'économiste Milton Friedman de l'école de Chicago a réactivé l'idée d'un -revenu universel, principalement sous des considérations de rationalité distributive. Cependant, l'idée n'a rien de spécifiquement néolibéral. Comme vous le faites remarquer, elle a suscité l'intérêt de penseurs de la -gauche radicale. Dans le paysage politique d'aujourd'hui et pour ne parler que de la France, elle est portée par les personnalités d'une droite soucieuse d'innover (Nathalie Kosciusko-Morizet, Frédéric Lefebvre) aussi bien que par des héritiers de la deuxième gauche. Ce qui est décisif, c'est la façon dont on en conçoit la justification ainsi que l'application.


L'ex-ministre de l'éducation Benoît Hamon, qui suggère que ce revenu minimum soit étendu à terme à l'ensemble de la population et atteigne 750 euros mensuels, s'est vu reprocher le coût exorbitant de la mesure, estimé entre 300 et 400  milliards d'euros. Est-elle économiquement réaliste ?

Il existe en gros deux façons d'opérationnaliser l'idée de revenu universel : ou bien on opte pour la formule dite de l'" impôt négatif ", ou bien pour celle de l'" allocation universelle ".

Dans le premier cas, celui de l'" impôt négatif ", on fait fonctionner un " crédit d'impôt ", un montant forfaitaire (par exemple, 6 000  euros par an), imputable sur le montant d'un impôt direct simplifié par un taux unique (par exemple, 20 % du revenu annuel). Dans ce cas, celui qui gagne 60 000  euros par an paiera 6 000  euros d'impôts (au lieu de 12 000  euros), et celui qui gagne 20 000  euros par an touchera 2 000  euros en réversion. La formule est " élégante ". Elle est peu coûteuse, elle garantit un minimum et elle réalise mécaniquement une progressivité de l'impôt.

Dans le second cas, celui de l'" allocation universelle ", on verse d'emblée à " tous " (par exemple, tous les citoyens français) un revenu de base (par exemple, 8 000  euros par an), universel, inconditionnel, individuel, cumulable. C'est ce qui rend cette formule plus lisible et sans doute plus attractive que celle de l'impôt négatif. Mais elle se heurte à un problème de taille : son financement. Apparemment, c'est une opération lourde et très onéreuse. Là, on commence à entrer dans le dur de la question.
 

Quelle est l'alternative à laquelle doivent faire face les partisans de l'allocation universelle ?

Une option est d'agir de façon progressive, en restreignant au départ le cercle des destinataires ; par exemple, aux plus pauvres ainsi qu'aux étudiants entre 18 et 25 ans. C'est, semble-t-il, la solution retenue par Benoît Hamon. On peut imaginer que le revenu universel entre dans la composition d'un revenu primaire, et donc, imposable, de sorte qu'il s'autofinance partiellement en augmentant d'autant l'assiette des impôts (ce n'est pas négligeable dans un pays de forte pression fiscale). Cette vision permet de contrer l'argument de ceux qui objectent que l'allocation universelle serait injuste, puisqu'elle reviendrait à verser autant à une milliardaire comme Liliane  Bettencourt qu'aux sans-abri. Or, si l'allocation uni-verselle est un revenu primaire, elle tombe sous la tranche supérieure de l'IRPP, si bien que les riches n'en auront, au final, qu'une faible partie, tandis que les pauvres en auront la totalité.

Une autre option est de substituer l'allo-cation universelle à toute prestation relevant de la Sécurité sociale. On compte ainsi réduire drastiquement les coûts sociaux afférant au travail-emploi, tout en favorisant une compression des revenus versés pour la rémunération du travail-emploi (les salaires), afin de renforcer la compétitivité de nos entreprises sur les marchés mondiaux. C'est l'orientation néolibérale.

Entre ces deux options, il y a des niveaux intermédiaires. Chez Benoît Hamon lui-même, bien qu'à l'évidence il ne soit pas un fanatique des politiques de l'offre, les arguments " néolibéraux " d'économie entrent discrètement en ligne de compte. Quoi qu'il en soit, et à supposer même que l'instauration d'une allocation universelle soit une opération blanche sur le plan financier, ce qui n'est pas gagné, elle requiert un énorme brassage de masses financières. C'est à vrai dire une révolution dans le système.

Je doute que nous puissions maintenir un financement classique de type fiscal. Si l'allocation universelle vient à être instaurée, il est possible que ce soit sur la base d'un financement faisant appel à un autre système de prélèvement et de redistribution, que le système fiscal actuel.


Le revenu universel est-il une " incitation à la paresse ", comme l'a soutenu Manuel Valls ?

C'est l'objection la plus courante, mais l'une des moins réfléchies. Cela ne veut pas dire que Manuel Valls a tout faux dans un tel verdict. Mais considérons deux choses : d'abord, le -revenu universel est et restera de montant modeste, très modeste. Dès lors qu'on veut s'acheter une voiture, s'offrir des vacances, fonder une famille, il faut gagner plus. Ensuite, les gens veulent exister, être reconnus socialement. Or, dans nos sociétés, la reconnaissance sociale ne dépend plus de ce qu'on est de par la naissance, mais de ce qu'on fait. En moyenne les gens veulent s'insérer socialement, veulent travailler.

Instaurer le droit au revenu, c'est aussi bien restaurer le droit au travail en même temps que les motivations brisées par l'angoisse des lendemains. Mais au nom du prétendu " Etat social actif ", qui stigmatise l'" assistanat ", on fait comme si les sans-emploi n'avaient qu'une chose en tête : être payés à ne rien faire ; et l'on croit pertinent de renforcer la conditionnalité de l'aide sociale...


Quelle formule préférez-vous, celle de l'allocation universelle ou de l'impôt négatif ?

Philosophiquement, ma préférence irait à l'allocation universelle. Pragmatiquement, j'opterais pour l'impôt négatif, mais il y a le risque de perdre de vue les avancées conceptuelles, attachées à l'affirmation d'un droit inconditionnel, universel et opposable, au revenu de base. Clairement, on ne saurait faire dépendre de quelque condition ou circonstance le droit à un revenu d'existence ! Aussi bien, son inscription dans la Constitution des Etats ou de leur éventuelle Union me paraît justifiée dans le principe.


Le revenu universel est-il le signe de la fin de la mondialisation, du fait que " le temps du monde fini commence ", comme disait le poète Paul Valéry, même en -matière d'économie ?

Oui, surtout si l'on admet que notre système économique est traversé par des tendances entropiques. Quelles sont-elles, sous nos latitudes ? C'est, d'une part, la délocalisation de la production nationale ; d'autre part, l'automatisation de la production intérieure. Ces deux tendances fortes jouent cumulativement dans le sens d'un déséquilibre entre nos capacités de production et la distribution des revenus orientés à la dépense. Nous ne pourrons pas éternellement compter sur un " extérieur ", qu'il s'agisse de l'accumulation de dettes privées et publiques ou d'exportation vers les grands émergents. Non que la mondialisation soit par elle-même une mauvaise chose. Mais il faut l'accompagner politiquement et la domestiquer socialement.

Le revenu universel n'est pas la panacée, mais c'est une réponse intelligente aux nouveaux défis, tant d'un point de vue économique que social. Car il ne représente pas seulement un socle social. C'est aussi un investissement économique. Son instauration, en effet, favoriserait, mieux que l'actuel système, une prise de risque auto-entrepreneurial et, partant, l'essor d'un secteur " quaternaire " d'activités " libres ", personnelles et autonomes, non mécanisables, qu'il s'agisse d'activités manuelles (artisanales ou artistiques), relationnelles (animation, tutelle, soutien, surveillance, assistance, etc.) ou intellectuelles.

Propos recueillis par Nicolas Truong