Des clefs pour comprendre la politique étrangère de Trump

2017/02/07 | Par Pierre Dubuc

Établir de bonnes relations avec la Russie de Poutine. Déclarer l’OTAN « obsolète ». Provoquer la Chine en reconnaissant Taïwan. À coups de tweets, nous assistons à un grand bouleversement de la politique étrangère des États-Unis, qui est beaucoup moins improvisée que le laisse croire le style Trump.

Les clefs pour la compréhension de ce réalignement se trouvent dans un article paru dans la revue Foreign Affairs, signé John J. Mearsheimer et Stephen M.Walt, et intitulé « The Case of Offshore Balancing. A Superior U.S. Grand Strategy » (Juillet/Août 2016).

Dans un premier temps, les auteurs font un constat lucide de l’échec lamentable de la Grande Stratégie américaine de promotion d’un ordre mondial basé sur les institutions internationales, des gouvernements représentatifs, l’ouverture des marchés et le respect des droits humains.

Le bilan est désastreux. En Asie, l’Inde, le Pakistan et la Corée du Nord ont développé leur arsenal nucléaire. La Chine remet en question le statu quo dans les mers de la région. La Russie a annexé la Crimée. L’armée américaine combat toujours en Afghanistan et en Irak, sans perspectives de victoires. Les efforts des États-Unis pour instaurer des changements en Irak, en Libye et en Syrie ont semé le chaos. Il n’y a pas de solutions en vue dans le conflit Palestine-Israël.

La démocratie est partout en retrait et l’image des États-Unis a été ternie à travers le monde par l’usage de la torture, les assassinats ciblés, etc.

Mearsheimer et Walt proposent donc une nouvelle « Grande Stratégie », le « Offshore Balancing », soit de maintenir l’équilibre entre les différentes puissances, tout en demeurant en retrait, dans ces trois régions clefs que sont l’Europe, l’Asie du Nord-Est et le Golfe Persique.

Les auteurs se défendent d’être des isolationnistes et considèrent qu’il vaut la peine, si besoin est, de « verser du sang américain » pour ces trois régions, à cause des capacités industrielles des deux premières et que la troisième est responsable de 30% de la production mondiale de pétrole.

À cause de leur position géographique privilégiée, avec ces pays faibles au nord et au sud et des océans à l’est et à l’ouest, les États-Unis peuvent se permettre de se tenir à l’écart des conflits dans différentes régions du monde et se concentrer au maintien de leur hégémonie dans les trois régions ciblées.

Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, Washington a été obligé d’envoyer des troupes en Europe et en Asie parce qu’aucun pays ou groupe de pays de ces régions étaient suffisamment puissants pour faire face à l’Union soviétique.

Depuis la chute du Mur de Berlin, la situation a changé. Il n’y a plus de puissance dominante en Europe. Les auteurs recommandent donc aux États-Unis d’y réduire leur présence militaire, d’établir des relations amicales avec la Russie et de confier aux Européens la responsabilité de leur propre sécurité.

Au lieu de mettre en pratique une telle politique, les États-Unis, depuis l’administration de Bill Clinton, ont intégré dans l’OTAN les pays de l’Est, au mépris des intérêts de la Russie, ce qui a déclenché un conflit en Ukraine, a permis à Moscou de reprendre la Crimée, et a provoqué un rapprochement de la Russie avec la Chine.

Pour les auteurs, le modèle à imiter est l’attitude des États-Unis à l’égard du Moyen-Orient avant l’invasion de l’Irak par George W. Bush. Jusqu’en 1968, Washington a laissé la Grande-Bretagne assurer la sécurité des intérêts occidentaux dans la région. Puis, les États-Unis se sont tournés vers l’Arabie saoudite et l’Iran du Shah pour jouer le même rôle. Après la victoire de Khomeiny, ils ont appuyé l’Irak dans la guerre Iran-Irak.

La stratégie est de laisser les pays en conflit s’affaiblir avant d’intervenir, si jamais l’un d’entre eux devient dominant. C’est ce qui a guidé l’intervention de Bush père, lorsque l’Irak a envahi le Koweit. L’exemple par excellence, selon les auteurs, est la stratégie américaine au cours des deux guerres mondiales, alors que les États-Unis ne sont intervenus que lorsque l’Allemagne semblait en voie de dominer l’Europe.

Concrètement, les auteurs recommandent à Washington de ne pas s’immiscer dans des situations comme le génocide au Rwanda, à moins qu’il y ait nécessité de le faire, que la mission soit réalisable et que l’intervention n’empirera pas la situation.

En un mot, il ne faut pas intervenir lorsque les intérêts vitaux des États-Unis ne sont pas menacés. C’était le cas au Vietnam. Ce fut une erreur coûteuse.

Au Moyen-Orient, l’État islamique ne constitue pas une menace sérieuse pour les États-Unis. Alors, laissons les pouvoirs régionaux régler le problème. En Syrie, laissons l’initiative à la Russie. Après tout, les États-Unis ont déjà collaboré avec le régime d’Assad et une Syrie faible ou divisée ne représente pas une menace.

Il ne faut pas non plus que Washington remette en question le traité nucléaire avec l’Iran. On doit maintenir de bonnes relations avec ce pays, si on veut l’empêcher d’intensifier ses relations avec la Chine qui, aux yeux de Mearsheimer et Walt, constitue, elle, une véritable menace.

En Asie, l’hégémonie de la Chine est à craindre et les pays sur lesquels Washington peut s’appuyer pour la contrer ne font pas le poids. Les États-Unis doivent donc intervenir pour coordonner leurs efforts et, peut-être, disent les auteurs, jouer un rôle indispensable.

 

La riposte du complexe militaro-industriel

La stratégie prônée par Mearsheimer et Walt a été amorcée sous l’administration Obama avec le refus d’intervenir en Syrie et le « pivot » vers la Chine. Mais elle était contestée par Hillary Clinton, qui était favorable à une intervention en Syrie et voulait en découdre avec la Russie.

Dans cette perspective, les attaques contre l’administration Trump, concernant sa politique étrangère, seraient, selon des analystes comme Glenn Greenwald du site Intercept, pilotées par le complexe militaro-industriel, dont les composantes soutenaient la candidature d’Hillary Clinton parce qu’elles craignent une diminution des budgets militaires.

Mearsheimer et Walt proposent en effet que le désengagement militaire des États-Unis s’accompagne d’une réduction des budgets militaires et que l’argent économisé soit investi dans les infrastructures, l’éducation et la recherche et le développement.

C’est en restant à l’écart des conflits étrangers que les États-Unis ont développé leur économie; c’est également la politique de la Chine depuis trois décennies, écrivent-ils.

La thèse de Mearsheimer et Walt nous rappelle les thèses du livre de Paul Kennedy, très populaire à l’époque de sa parution en 1988, Naissance et déclin des grandes puissances (Payot).

Dans une étude des grandes puissances qui se sont succédée depuis l’an 1500, Kennedy montrait un lien de causalité entre la puissance économique d’un État et sa puissance tout court dans le système international.

Il démontrait qu’une fois au sommet de sa puissance, un empire tend à se désagréger sous le poids de l’effort économique consacré aux besoins de sa défense. Le déclin était donc associé au surengagement stratégique, le « strategic overstrech », pour employer l’expression que le livre a popularisé.

Dans un autre article, nous examinons la réalité économique de ce déclin économique des États-Unis, qui explique la politique économique de Trump.