William Johnson et la désinformation délibérée

2017/02/22 | Par Charles Castonguay

L’année s’annonce faste en information de tout genre sur la situation linguistique. Du moins à en juger par ce que Le Devoir a publié – et refusé de publier – sur le sujet durant le seul mois de janvier.

« Deux solitudes, deux constats » titre la une du 5 janvier. L’article présente un sondage selon lequel, au Canada, 74 % des francophones jugent que le français est menacé, comparé à seulement 36 % des anglophones.

Manon Cornellier en fait état dans un éditorial le 7. William Johnson critique son éditorial dans une lettre parue le 10. Il prétend, entre autres, que le français est menacé dans le reste du Canada, mais pas au Québec. Dans sa réplique, Cornellier laisse passer cette déclaration.

Le 23 janvier, nouveau sondage. Au Québec, 66 % des francophones estiment le français menacé, comparativement à 12 % des non-francophones.

Johnson ne se contient plus. Dans la page Idées du 25, il réitère sa thèse voulant que l’on nous mente régulièrement afin de nous faire croire que le français est en danger. Comme preuve, il nous sert une citation manifestement trafiquée du livre blanc de 1977 du gouvernement Lévesque, qui annonçait la loi 101.

J’ai aussitôt envoyé au Devoir une courte lettre qui rectifiait les faits. J’y concluais comme suit : « Reste à se demander si Le Devoir doit vraiment publier n’importe quoi de la part d’un pareil Donald Trump de la langue ».

Ma lettre n’est pas parue. Trop raide, peut-être ? Le 29, j’ai proposé au Devoir une rectification plus développée. Que voici :

 

William Johnson et la désinformation délibérée

M. William Johnson a affirmé en ces pages le 25 janvier dernier que la majorité des francophones au Québec sont en proie à un dogme inscrit dans leur conscience collective selon lequel le ciel linguistique menace de leur tomber sur la tête. Il a ensuite prétendu démontrer comment certains entretiennent cette crainte.

Dans sa réplique du 28 janvier, Mme Lucia Ferretti soupçonne M. Johnson de faire de la désinformation délibérée. Elle passe cependant à côté de ce qui en constitue la preuve la plus directe.

M. Johnson accuse le gouvernement de René Lévesque d’avoir délibérément induit la population en erreur sur la situation du français. Son livre blanc de 1977, préparatoire à la Charte de la langue française, aurait décrit la situation linguistique dans le monde du travail de façon diamétralement opposée aux faits exposés dans le rapport de la commission Gendron. Relisons la démonstration qu’en donne M. Johnson.

« En réalité, écrit-il, [ce livre blanc] était un sommaire de tous les mythes reçus sur la situation désespérée du français. On n’hésitait même pas à mentir délibérément.

« L’affirmation suivante [y] était présentée comme ayant été faite par la commission Gendron : " L’anglais prédomine nettement dans les communications générales au travail : 82 % du total des communications se font en anglais dans l’ensemble du Québec, 85 % à Montréal et 70 % en province. L’anglais est aussi prépondérant dans des modes plus spécifiques de communication ". 

« Ayant précédemment étudié le rapport de la commission Gendron, poursuit M. Johnson, j’ai été étonné par cette déclaration et je suis allé voir. En effet, j’ai retrouvé ces chiffres, mais ils ne disaient pas ce que le livre blanc voulait leur faire dire. Cette section traitait des conditions de travail des anglophones seulement, et pas de tous les travailleurs au Québec, encore moins des travailleurs francophones. Il est à noter que les autres affirmations du livre blanc étaient appuyées par un renvoi à la source dont l’information était tirée. Mais pas de renvoi pour cette affirmation-là, qui faussait radicalement la situation réelle du français dans le monde du travail. J’en ai conclu que la désinformation était délibérée. »

Eh bien ! J’ai précédemment étudié le livre blanc. Comme beaucoup d’autres citoyens, d’ailleurs. Personne n’y a jamais relevé d’affirmation aussi manifestement et grossièrement mensongère.

Étonné à mon tour, donc, je suis allé voir. Il suffit de googler le titre du livre blanc, La politique québécoise de la langue française. En effet, j’ai retrouvé ces chiffres, mais ils ne disaient pas ce que M. Johnson voulait leur faire dire.

Voici ce qu’en dit le livre blanc à la page 11 : « Pour les anglophones, l’anglais  [c’est moi qui souligne] prédomine nettement dans les communications générales de travail : 82 % du total de leurs communications se font en anglais dans l’ensemble du Québec, 84 % à Montréal et 70 % en province. L’anglais est aussi prépondérant dans des modes plus spécifiques de communication. Le taux d’utilisation du français par les anglophones oscille, selon les fonctions, de 1 % à 28 % ».

Le livre blanc rapporte donc fidèlement les faits tels qu’exposés dans le rapport Gendron. Il attribue les chiffres en question aux travailleurs anglophones. Il ne prétend nullement les appliquer à tous les travailleurs au Québec, encore moins aux travailleurs francophones.

En clair, M. Johnson a faussé radicalement la description qu’a faite le livre blanc de la situation du français dans le monde du travail. Il l’a fait de surcroît de façon si pointilleuse, et sans appuyer la pièce maîtresse de sa démonstration par un renvoi à la source, que j’en conclus que la désinformation est délibérée.

Camille Laurin, Guy Rocher, Fernand Dumont n’ont jamais voulu induire ainsi la population en erreur avec leur livre blanc. On ne peut en dire autant de M. Johnson, totalement obsédé par son idée fixe selon laquelle les francophones sont collectivement incapables de saisir la situation linguistique de manière objective.

M. Johnson a sévi de la sorte durant des décennies dans le Globe and Mail et le Montreal Gazette. Il faut lui savoir gré d’avoir offert aux lecteurs du Devoir l’occasion de constater en direct comment il se fait qu’un gouffre béant sépare les perceptions des anglophones et des francophones en ce qui concerne la précarité de la situation du français au Québec. »

Ce texte n’est jamais paru non plus.

Le Devoir n’a publié en fait aucune rectification sous quelque forme que ce soit. Même si la supercherie de Johnson crève les yeux.

Mon Devoir quotidien, véhicule complaisant de « faits alternatifs » ? Complice d’une aussi grossière réécriture de l’Histoire ? Hélas ! Il semble bien que oui.

Le plus cocasse, c’est que ce même 25 janvier le ciel nous est effectivement tombé sur la tête. Statistique Canada dévoile des projections plus inquiétantes que jamais pour le français, y compris au Québec.

À moins d’une relance radicale de notre politique linguistique, d’après Statistique Canada le poids du français au Québec reculerait entre 2011 et 2036 de quelque 9 points de pourcentage comme langue maternelle et de près de 7 points comme langue d’usage au foyer. En même temps, le poids de l’anglais augmenterait légèrement sur les deux plans. Dans la région métropolitaine de Montréal, reculs du français du même ordre.

Qu’importe, Le Devoir du lendemain met candidement de l’avant l’évolution beaucoup plus rassurante du français au Québec et à Montréal en tant que première langue officielle parlée, ou PLOP, par opposition à sa « précarité indéniable » dans le reste du Canada. Du Johnson tout craché.

Sans flairer que l’usage que fait Statistique Canada de la PLOP, concoction aussi discutable que complexe, empeste aussi la désinformation délibérée.

Suite au prochain numéro !