L’insécurité «mythique» des Québécois de souche

2017/03/10 | Par Virginie Hébert

L’auteure est doctorante en communication publique à l’Université Laval

Monsieur Marco Micone, dans votre récent article « La colère d’un immigrant » (Le Devoir, 3 mars 2017), vous tracez un lien entre l’insécurité culturelle des Québécois et la stigmatisation dont seraient victimes les immigrants. Je vous donne raison sur un point : cette insécurité est bien inscrite dans la psyché des Québécois « d’héritage canadien-français », comme vous dites. C’est vrai, nous avons fait du français le symbole de notre destinée. Peut-être même l’avons-nous érigé en mythe directeur ? Entendons-nous, quand je dis « mythe », je ne pense pas à un discours trompeur ou mensonger, comme vous semblez le faire, mais plutôt à un récit sacré qui fait partie de l’imaginaire d’une collectivité et qui l’incite à l’action. En ce sens, toutes les nations ont besoin de mythes. Force est de l’admettre, les Québécois ont « mythifié » la langue française. Lentement, au fil de notre histoire, nous avons construit ce récit d’une langue française « menacée », « assiégée », « malade » ; une langue dont il faut assurer la survie. Ce récit a certes été instrumentalisé, tous les mythes le sont, mais il a aussi servi d’agent mobilisateur, d’éveilleur de consciences, d’onde de choc. Car c’est bien là le rôle des mythes : faire vibrer. Tel un ressort, cette crainte mythique de se voir disparaître en même temps que la langue nous aura poussés au combat, combat dont les traces se retrouvent partout au fil de nos discours.

Peut-être sommes-nous devenus, comme vous l’avancez, des « croisés de la langue » ? Mais cette croisade n’était-elle pas nécessaire et justifiée ? Vous dites que notre vision du monde n’est pas définie par la langue, mais bien par le discours… Mais ce discours, Monsieur Micone, peut-il se penser « hors langue » ? Car la langue n’est pas qu’un simple canal de communication, elle est aussi un instrument de la pensée sans lequel il n’est ni possible de « dire » ni de penser tout court. En ce sens, elle constitue bel et bien une part fondamentale de notre identité. Fondamentale, parce qu’elle participe à fonder l’espace public, ce lieu commun par lequel nous existons en tant que communauté, là où les discours deviennent intelligibles.

 

Xénophobie collective ?

De ce mythe du français « âme collective », vous ne voyez que la face sombre. Vous l’interprétez comme une pathologie sociale, un symptôme de notre xénophobie collective. Or, il me semble qu’il faut emprunter quelques raccourcis pour assimiler ainsi le sentiment d’insécurité linguistique des Québécois à un « discours anti-immigrant ». Car s’il a été mené dans l’objectif de faire perdurer cette culture française, le combat pour la langue au Québec, faut-il le rappeler, s’est toujours accompagné d’une volonté ferme d’en favoriser l’intégration par les immigrants. En prétendant si rapidement à l’existence d’une xénophobie sociale, n’êtes-vous pas, vous aussi, en train de participer à une forme de stigmatisation ? Si ce n’est un stéréotype, qu’est-ce d’autre que cette image du Québécois de souche, hostile aux immigrants, obsédé par le sort de sa langue et enfermé dans sa peur de l’Autre ?

Vous avez raison de vouloir éviter les clichés ; de refuser les discours culturels alarmistes. D’ailleurs, pourquoi ne pas nuancer un peu ce passage sur la crise de Saint-Léonard ? Vous vous souviendrez que les écoles bilingues avaient d’abord été créées pour répondre au désir de nombreux parents allophones d’instruire leurs enfants en anglais. Par cet « accommodement », la commission scolaire espérait les retenir dans le secteur francophone. Or, il n’en fut rien. L’attrait pour l’anglais était tel que la majorité des élèves fréquentant ces écoles primaires bilingues poursuivirent néanmoins leurs études secondaires dans le réseau anglophone. La crise éclata lorsque les commissaires choisirent de fermer ces écoles bilingues pour stopper l’hémorragie. Le français avait perdu tout pouvoir d’attraction. L’anglais, dans la tête des immigrants, mais aussi de bien des francophones, était désormais la langue de la réussite, du travail, des affaires.

C’est vrai, les temps ont bien changé depuis. Mais est-ce si différent ? Que penser de cet engouement pour l’anglais qui pousse nos gouvernements à augmenter sans cesse le nombre d’heures alloué à son apprentissage ? Quel sera l’effet de cette ruée vers les cégeps anglophones ? Comment endiguer ce discours, mythique lui aussi, qui transforme l’anglais en symbole d’« ouverture », en « passeport » pour la réussite, en « clé » d’accession à la mondialisation ? Le fétichisme de l’anglais a, pour nous, des conséquences sociales bien réelles. Comme ces refrains culpabilisants qui sont sur le point d’entrer dans nos têtes à tout jamais. Les discours populistes ne sont pas l’apanage des seuls Québécois « de souche » ; non plus que les scénarios apocalyptiques ou l’instrumentalisation des mythes.

Vous vous dites en colère. Soit. Or, les colères sont souvent nourries par l’insécurité. Et pour que l’insécurité s’estompe — la vôtre, comme la nôtre —, chacun doit faire son bout de chemin. Peut-être le premier pas consiste-t-il à reconnaître nos vulnérabilités respectives ?

It takes two to tango, comme disent les Anglais. À nous de traduire cela dans une langue où l’un des deux partenaires n’écrasera pas le pied de l’autre.