60e anniversaire de la grève de Murdochville

2017/03/13 | Par Paul Rose

Dans son édition no. 119, décembre 1993, l’aut’journal publiait une entrevue exceptionnelle de Paul Rose avec le syndicaliste Théo Gagné. Véritable légende du mouvement syndical, Théo Gagné avait été le président du syndicat des Métallos lors de la célèbre grève de Murdochville de 1957. Il est décédé quelque mois après l’entrevue, le 1er mars 1994.

1954. Murdochville. Théo Gagné marche dans les trop larges rues de la capitale minière de la Gaspésie. Il se rend au Théâtre Paramount, la seule salle de cinéma de la ville du cuivre. Était-ce l’hiver, l’été? Quel mois? Quelle date? Quel temps faisait-il cette journée-là? Théo, devant moi, n’en parle pas. Pas plus que du film qu’il allait visionner. Était-ce « Au bonheur des dames » avec Gérard Philippe, cette production dont il m’a parlée plus tôt? Il ne s’en souvient plus. Ne dit mot. À l’évidence, tous ces détails lui semblent superflus.

Ce qu’il nous dit, sans le dire, c’est combien cette journée-là a chambardé sa vie, toute sa vie.

Le long métrage, il ne l’a pas vu. En tout cas, pas à ce moment-là. Ce qu’il a vu, c’est un tout autre cinéma. Du cinéma vérité avant l’heure…

Puisque, sur son chemin, avant le Paramount, il y avait là, quelque part, cette grosse assemblée syndicale des 1 250 mineurs de la Gaspé Copper Mine. Sur son chemin, comme il devait en rencontrer plusieurs autres par la suite…

Dans la rue, les bruits, le brouhaha : tout ça l’attire. D’instinct, il entre. À l’intérieur, ça discute fort. Sur une banalité. La fille d’un mineur a été surprise avec une pomme et une cannette de lait identiques à celles fournies par la compagnie aux mineurs lors de leur séjour prolongé au fond des puits.

Les dirigeants du syndicat clament bien haut qu’il y a abus… de la part des mineurs! Et ça dure, ça dure… Le jeune Théo se lève et prend la parole.

« Qu’est-ce que ça peut bien faire que je garde ou donne la pomme et le demiard de lait de la compagnie? Ça fait une heure qu’on ne parle que de ça ici. Il doit bien y avoir d’autres problèmes plus importants, non? »
Théo est élu le soir même président de l’« Union ». Il n’a aucune expérience syndicale, aucune expérience de la chose publique. Il vient d’avoir 26 ans.

Il me raconte tout ça, quarante ans plus tard, à St-Jean-sur-Richelieu, au bord de la rivière du même nom, en convalescence dans la maison de Michel Chartrand, son ami et camarade de toujours, complice des toutes premières heures.

À 66 ans, ce grand admirateur du Émile Zola de Germinal et du René Lévesque de Point de mire, a retrouvé sa taille de 26 ans. Et il parle, parle de 1954, de 1956, de 1957 comme si c’était hier. Sans détours, sans fla-fla, directement au nœud des vraies affaires. Essentiel et court, comme un cri au fond du puits.

« Mes quelques notions de comptabilité (il détenait un diplôme commercial du Séminaire de Gaspé) me font rapidement découvrir que le syndicat est en sérieuses difficultés financières. C’est donc la première chose à laquelle on s’est attaquée. J’ai choisi un bon secrétaire-trésorier, c’est-à-dire un gars très critique qui se faisait régulièrement l’avocat du diable. »

Une stratégie comptable qu’il mettra de l’avant tout au long de sa vie syndicale.

Deuxième étape : rompre l’isolement de l’« union », affiliée mécaniquement à la lointaine Centrale américaine CIO. Il se bat pour le regroupement des mineurs de tous les puits du Québec. C’est la seule façon de défaire l’emprise moyenâgeuse des multinationales du sous-sol québécois.

En 1956, en une nuit, les officiers du syndicat de Gaspé Copper Mines font signer sous terre près de 800 cartes d’adhésion aux Métallos de Noranda. La compagnie conteste l’accréditation, invoquant qu’elle est victime d’un « mouvement mystérieux ». Qu’à cela ne tienne : « Le mystérieux » deviendra le nom du nouveau syndicat affilié!

Théo est congédié sur le champ. Quelques jours plus tard, le 8 mars, un mineur meurt broyé au fond de la mine. Le 10 mars, la grève est déclenchée. C’est un conflit pour le respect et le droit d’association qui allait marquer l’histoire du Québec et le début de la fin du régime duplessiste.

Une grève marquée par la connivence au grand jour du grand capital étranger et des pouvoirs locaux : le politique, le monde des affaires, le judiciaire, la petite pègre, le religieux, la police provinciale, etc.

Une grève ponctuée de deux morts violentes chez les grévistes, Hervé Bernatchez (35 ans) et Edgard Fortin (29 ans) et du recours massif aux scabs et aux fiers-à-bras de tout acabit. Une grève marquée aussi par la solidarité syndicale comme rarement auparavant… et le passage éphémère, 48 heures durant, d’un jeune millionnaire intellectuel en Jaguar, socialiste à ses dires, dangereux gauchiste selon l’ordre établi : Pierre Elliott Trudeau.

Une grève de huit mois qui se termine mal pour les mineurs. Des 1250 grévistes, 200 seulement sont réembauchés. La matraque judiciaire a fait son œuvre : refus d’accorder l’accréditation, donc grève déclarée illégale, d’où injonctions à répétition et plus de 5 millions $ en poursuites contre le syndicat et les grévistes.

« Un échec? Sur le moment, oui, certainement. À long terme, l’impact positif a été plus grand que si nous avions techniquement gagné. Les mineurs de Murdochville ont gagné le respect à travers le Québec. J’ai vu dans ma vie de militant bien des victoires techniques qui, par la suite, se sont avéré de véritables reculs pour le mouvement syndical et le mouvement ouvrier en général. Après la grève de Murdochville, les droits des travailleurs et de la population ont fait des pas de géants, notamment au chapitre de la liberté d’association. Dès 1959, le nouveau premier ministre du Québec, Paul Sauvé, « monsieur Désormais », a fait adopter une loi protégeant toute personne contre les risques de congédiement reliés à l’activité syndicale. Mais, surtout, les mille travailleurs non réembauchés se sont retrouvés ‘‘debouts’’ dans les autres mines ou sphères de travail. Tout ça, ici et là, a fait des petits en termes de vie syndicale, en termes de revendications, en termes d’améliorations des conditions de travail et de qualité de vie de la société québécoise. »

Théo, lui, on le retrouve bientôt sur la Côte-Nord, de 1958 à 1962. Du chantier de la construction de Port-Cartier, où il est élu président des 1200 travailleurs, aux mines de Labrador et de Schefferville alors en pleine expansion.

En 1963, il est responsable de la négociation de la FTQ à la mine Lamaque de Val d’Or, à Chibougamau et au Saguenay Lac-St-Jean. Engagé à fond dans la cause de la souveraineté et de l’émancipation sociale, il prend la défense des felquistes de la première vague.

« Qu’on nous libère ces jeunes, nous les tiendrons prisonniers de notre compréhension, de notre amour pour eux et, avec eux, nous rechercherons la justice en enrayant les causes de l’injustice. »

En 1965, il impose la première négociation en français aux mines de la Noranda. Il se rend au Chili au début des années soixante-dix pour y tourner un film de l’ONF (« La Richesse des autres ») avec les mineurs de là-bas et d’ici.

Entretemps, de 1966 à 1979, surtout, il syndique des milliers de travailleurs et de travailleuses en foresterie, au Saguenay-Lac-St-Jean; en pêcheries dans sa Gaspésie natale et aux Îles-de-la-Madeleine; dans les mines qui surgissent ici et là sur le territoire québécois (ainsi le nombre de syndiqués a plus que quadruplé dans le secteur primaire dans le Nord-Ouest québécois pendant cette période).

Il a ratissé le Québec dans tous les sens. Pas un coin de territoire de ressources naturelles où il n’est pas connu, reconnu.

« En régions, me souffle-t-il, sourire en coin, rares sont les endroits où je n’ai pas rencontré de grévistes non-réembauchés de Murdochville. Partout, ça a laissé des traces, de belles traces. Je n’en ai pas vu un qui ait regretté d’avoir participé à la grève de 1957, pas un qui ait ressenti cette période difficile comme un échec dans sa vie. Tout au contraire. Pour eux, ça demeure essentiellement une grande leçon de lutte et de vie dont ils sont fiers. »

Sans doute avec le même éclat dans les yeux que ce grand Théo au regard droit devant moi ce soir, quarante ans plus tard.

Une soirée à vous donner le goût de fuir les salles de cinéma à tout jamais… À quelques « Germinal » près!