Une liberté qui nous lie à la tradition et au bien commun

2017/03/15 | Par Simon Rainville

Camarade, ferme ton poste nous apostrophe Bernard Émond dans son plus récent recueil d’essais. Cette injonction volontairement anachronique est tout sauf inactuelle. C’est qu’Émond est un moraliste, mais non pas un moralisateur. Aussi fait-il incessamment référence à des idéaux qui apparaîtront à certains d’une autre époque : l’honneur, la dignité, la gratitude et la filiation.

Selon le cinéaste, nous avons oublié qu’il existe des valeurs supérieures qui mènent au bien commun. Idée hérétique en cette ère du relativisme postmoderne, de la multiplicité des identités et des points de vue, de la « déconstruction » du discours. Idée néanmoins capitale.

Rien pour le rendre à la mode, il renvoie l’individu à sa propre responsabilité. Non pas la responsabilité défendue par la droite qui atomise la société, mais la responsabilité qui mène à la solidarité : chacun est responsable de tout, tout le temps, partout. « Le un pour cent, dit-il, vous ne voyez que ça, mais c’est le soixante pour cent qui compte », c’est-à-dire les électeurs qui ont voté pour l’austérité du PLQ appuyée par la CAQ en 2014.

Je veux bien le suivre dans cette responsabilisation, mais il m’apparait sous-estimer la domination du fameux un pour cent, comme si chaque citoyen avait le même pouvoir et que la société n’était que l’agrégat d’individus ayant conclu un contrat social.

Comment lutter contre des multinationales qui vivent hors des lois dans les paradis fiscaux et contrôlent les médias de masse qui créent l’opinion publique ? Comment congédier les politiciens qui portent leur secours à ces crapules ? Plaider pour la responsabilité tout en reconnaissant ce pouvoir n’est pas incompatible.

Pour Émond, cependant, il n’a pas que la responsabilité individuelle qui vient contrebalancer les droits de la personne érigés en dogme. Il faut, martèle-t-il, recréer des autorités et des modèles (« des saints ») en ce monde que l’on aime croire libre de toutes entraves, de toutes filiations, de tous devoirs.

« Se pourrait-il, demande le cinéaste, qu’en ayant congédié tout ce qu’il y avait au-dessus de nous, valeurs, traditions, croyances, nous nous soyons livrés à la domination de ce qu’il y a en dessous, et que nous soyons maintenant esclaves de désirs et d’intérêts que nous imaginions nôtres, mais qui sont en fait imposés à notre veulerie par l’irrésistible envoûtement de la culture de masse et de la société de consommation? » Ce passage résume sa pensée.

L’autorité qu’il veut voir instituée doit être librement consentie par les citoyens, condition nécessaire à la lutte contre le diktat de la culture de masse d’inspiration hollywoodienne, qui détruit les cultures nationales transmises de longue date : « l’assentiment à une autorité, argumente le cinéaste, est la condition de la culture; sans cet assentiment, il ne peut y avoir de transmission ».

C’est que la culture de masse n’est pas une culture populaire : elle est une culture produite par l’élite économique pour consommation immédiate, jetable après usage. La culture, qu’elle soit populaire ou d’élite, a d’abord pour but de transmettre une vision du monde qui dépasse le simple divertissement et le seul profit économique.

On voit alors l’intérêt de la transmission de cette culture dans laquelle il existe une hiérarchie des œuvres, une autorité des valeurs et de l’enseignement : « Sans notre assentiment, le passé glissera dans l’oubli et nous serons enfermés dans un présent sans relief et sans issue ». Difficile de contredire Émond.

Le cinéaste souhaite que nous trouvions « une façon de sauver le lien avec le passé sans fermer l’avenir, d’être en même temps des héritiers et des inventeurs, de transmettre et de poursuivre à la fois ». Cette tension entre tradition et nouveauté, si constitutive de l’histoire occidentale, semble aujourd’hui délaisser la première composante au seul profit de la seconde.

Cette culture de masse, qui glorifie le quotidien bruyant, est à l’opposé de ce dont le monde a besoin : le silence, la lecture, la contemplation et l’admiration qui éloignent du présent, de la technologie en continu, du consumérisme et de sa petite personne.

« Le lecteur, explique-t-il par exemple, n’apprend pas que la responsabilité et la nécessité de l’engagement : il apprend l’attention au monde (…), ce qui est la première condition pour vouloir le sauvegarder. »

Par son attachement à la transmission et à l’autorité, Émond se définit comme un « socialiste conservateur », un « catholique culturel » et un « Canadien français culturel ».

S’il se dit mécréant, l’entrée dans une église lui fait ressentir le manque de spiritualité d’un monde désenchanté. Il veut d’abord conserver les valeurs de solidarité que le néolibéralisme balaie sur son passage, mais aussi le fonds culturel canadien-français.

À ceux qui le qualifient de passéiste, il réplique vouloir préserver la beauté et la diversité des cultures à la manière des écologistes qui souhaitent sauvegarder la beauté de la nature. Voilà « le sens de la dette » qu’il veut honorer.

 La situation québécoise est encore plus désolante puisque l’ennemi n’est plus « l’Anglais », mais bien nous-mêmes : « J’ai bien peur, dit-il, qu’au Québec nous ne préférions l’oubli. Porter le poids d’une histoire, d’une culture, d’une identité est si fatigant. Il y a un tel soulagement dans la légèreté, dans l’absence, dans la soumission à l’air du temps. On vole au-dessus des choses, enfin libres, mais libres pour quoi faire? Pour passer nos fins de semaine au centre d’achats, nos hivers en Floride, nos loisirs dans le premier divertissement virtuel qui s’offre à nous? »

Combien de Québécois acculturés sont des Américains parlant français, un peu honteusement d’ailleurs ?

Ce regard lucidement dévastateur est contrebalancé par une attention réelle à la beauté de l’art et de la nature qui sauve le monde. « Encore faut-il sauver la beauté », conclut Émond en réfléchissant à la carence esthétique et environnementale nord-américaine.

Il y a aussi la « petite bonté » désintéressée, qui fait que cette vie en vaut tout de même la peine. Et il y a peut-être par-dessus tout la gratitude que ce monde se soit rendu jusqu’à nous, malgré toutes ses laideurs et ses injustices. Ce monde est. C’est déjà beaucoup.

Lutter pour la transmission culturelle, nous dit en somme Émond, revient à s’attaquer à la culture de masse relativiste qui, en égalisant toute œuvre, participe à l’individualisme et au présentisme les plus crasses tout autant qu’à l’acculturation planétaire dont le Québec est une cible des plus fragiles.

Cette lutte suppose des individus responsables qui sont conscients de porter une filiation séculaire qui mérite de promouvoir une attention au monde, à sa beauté et à sa diversité. Aussi bien dire que la tâche est titanesque.

Si j’avoue volontiers que ce conservatisme culturel qui se veut progressiste résonne chez moi et que je vois péril en la demeure, je vois mal comment l’instituer concrètement.

Comment créer des autorités émancipatrices qui ne soient pas liées à un pouvoir qui cherche à dominer? Comment garantir que cette culture ne se sclérosera pas sous le poids de la tradition à conserver et permettra la nouveauté et l’apport du métissage de ce monde en mutation?

Comment, en somme, s’assurer que cette culture transmise ne servira pas uniquement à recréer un monde occidental, blanc et masculin, qui est une des raisons de cette perte de crédibilité de la culture?

Puisque c’est bien aussi de cela dont il s’agit : un monde meurt et l’autre se refuse à naître. Je partage le diagnostic, mais je ne suis pas certain quel remède administrer.

Le regard de Bernard Émond est néanmoins indispensable au paysage artistique et intellectuel puisqu’il élève la discussion, chose de plus en plus rare dans notre « colonie artistique » qui porte si bien son nom.

 

Bernard Émond, Ferme ton poste, camarade et autres textes, Montréal, Lux, 2017