Malraux et Camus pour lire le monde sans œillères entre les idéologies

2017/03/27 | Par Simon Rainville

André Malraux a un temps frayé avec le Parti communiste français avant de s’en éloigner alors qu’Albert Camus en a rapidement déchiré sa carte lorsqu’il a constaté le dogmatisme de ses membres. Pour cet affront, les deux auteurs ont longtemps été mis au ban de l’histoire de la littérature, notamment sous l’influence de Sartre. Malraux était présenté comme un « salaud » qui avait osé accepter la main tendue par le général de Gaulle, au lendemain de la Libération, et Camus se voyait accoler le titre peu flatteur de « philosophe pour terminal », c’est-à-dire de penseur mineur.

Dans un jeu habituel de redécouverte générationnelle, les deux écrivains sont remis au goût du jour au moment où Sartre et sa bande n’attirent plus les lecteurs. On ne compte plus les rééditions, hommages et études sur Camus et Malraux. Le clou de cette activité éditoriale est la publication de leur Correspondance (1941-1959) et autres textes.

Malraux, déjà un écrivain établi au moment où Camus approche la plume, a d’abord l’ascendant sur son jeune compatriote. Rapidement, la relation est plus égalitaire alors que Camus devient « l’écrivain important » pressenti par Malraux à la lecture du manuscrit du roman L’Étranger et de l’essai Le Mythe de Sisyphe.

« Ce qui importe, lui écrit alors son aîné avec lucidité, est qu’avec les deux livres ensemble vous prenez place parmi les écrivains qui existent – qui ont une voix, bientôt une audience et une présence. »

Ils ne seront jamais des proches et leur amitié pleine de respect et de déférence restera essentiellement intellectuelle. Une brouille en partie indéterminée éloignera les deux hommes à compter de 1950 et les échanges s’espaceront. Lorsqu’il recevra le prix Nobel en 1957, Camus dira néanmoins de Malraux qu’il « fut le maître de [s]a jeunesse ».

L’intérêt de cette correspondance tient du dévoilement de l’influence de Malraux sur Camus, en partie connue, mais surtout de Camus sur Malraux, beaucoup moins remarquée. Les affinités sont plus que thématiques (l’absurde, le nihilisme, la dignité, le devoir, etc.). Camus offre, par exemple, une citation de Van Gogh à Malraux, qui l’utilise dans un texte quelques mois plus tard.

Mais le plaisir de ce livre vient aussi du fait qu’il nous enjoint à relire leurs œuvres respectives, qui nous rappellent que la littérature peut être autre chose que le grattement incessant de son ego, qu’elle peut être politique. L’échange remet au jour une époque que l’on croyait révolue et que l’état actuel du monde nous porte à revoir.

La montée de la droite la plus conservatrice et la plus hargneuse de même que la prolifération du terrorisme de tout acabit font écho à l’époque vécue par les deux écrivains.

À ceux qui, à l’instar de Fukuyama, disaient, lors de la chute de l’URSS, que nous étions à la « fin de l’Histoire » et que l’avenir était radieux, il faut rappeler que l’idéologie ne disparaît jamais, mais est en mutation constante. Le libéralisme, que l’on aime qualifier d’état le plus près de la nature humaine, n’est pas l’aboutissement de l’humanité.

Les idéologies d’aujourd’hui ne sont pas les mêmes que celles d’hier, n’en déplaise aux commentateurs patentés, mais elles en épousent parfois les contours, et la littérature est là pour nous rappeler cette réflexion de Malraux : « Il est difficile d’être un homme. Mais pas plus de le devenir en approfondissant sa communion qu’en cultivant sa différence – et la première nourrit avec autant de force au moins que la seconde ce par quoi l’homme est homme, ce par quoi il se dépasse, crée, invente ou se conçoit ».  C’est cette communion qui est aujourd’hui avant tout menacée.

Et lorsque l’esprit civique fait défaut et que l’adversaire est innommable, il faut retourner puiser aux arts et à la culture. Il n’est pas question de chercher à boire à la source d’un puits tari, mais plutôt de s’inspirer du plan du puits ancien afin d’en construire un nouveau adapté à nos besoins.

Si l’on se tourne vers Camus et Malraux, c’est qu’ils ont été des hommes debout qui ont cherché leur propre voix, et qu’ils en ont payé le prix. Alors qu’il était de bon ton de suivre le troupeau communiste, les deux intellectuels ont cherché une position mitoyenne, rarement accessible, toujours solitaire.

« On ne décide pas, disait Camus, de la vérité d'une pensée selon qu'elle est à droite ou à gauche et moins encore selon ce que la droite et la gauche décident d'en faire. [..] Si, enfin, la vérité me paraissait à droite, j'y serais ». Lire le monde sans oeillères, voir entre les idéologies, voilà la leçon.

En répudiant le communisme soviétique comme le capitalisme américain, Camus a été qualifié de petit-bourgeois. En tentant de créer des ponts entre les Algériens et les Français durant la guerre d’Algérie, il a déplu aux deux.

Pourtant, sa position apparaît aujourd’hui lucide : à trop chercher à imposer son idéologie, on pose l’autre comme un ennemi à abattre et non plus comme un interlocuteur à convaincre. Prendre camp revient souvent à prendre contre.

« Je suis pour la pluralité des positions, écrivait-il. Est-ce qu'on peut faire le parti de ceux qui ne sont pas sûrs d'avoir raison ? Ce serait le mien. Dans tous les cas, je n'insulte pas ceux qui ne sont pas avec moi. C'est ma seule originalité ».

Malraux a pour sa part choisi de quitter l’extrême gauche et d’accepter l’appel de de Gaulle afin que toutes les forces vives de la France servent à la relever de ses cendres, à la suite de l’humiliante collaboration de Vichy.

En participant à la « politique de grandeur » du général, il s’est mouillé en politique active, pour le meilleur et pour le pire. À l’inactive et inefficace pureté idéologique, il a préféré l’action et ses risques. Si nous avons beau jeu de critiquer certaines des politiques du ministre de la Culture, encore faut-il souligner qu’il a tenté sa chance.

Nous pouvons nous fermer les yeux, mais le monde actuel n’est plus ce monde que les Occidentaux ont, pendant deux générations, cru paisible et pacifié, parce qu’ils le dominaient honteusement. Camus, né en Algérie, et Malraux, grand voyageur, savaient bien que l’Occident a tout entier été érigé sur l’orgueil individuel et la haine des Autres.

Nous aimons prétendre que cette époque est révolue. En sommes-nous bien loin, aujourd’hui que le chef d’État le plus puissant du monde est une vedette de téléréalité imbue d’elle-même, dont la fortune a été amassée au détriment de toutes les règles élémentaires de la dignité ? Cet homme qui amalgame « violeurs » et « Mexicains », qui veut redonner sa « grandeur » aux États-Unis en les coupant du reste du monde ? L’Occident est plus que jamais au bord du précipice.

Alors que nous pleurons l’année 2016 puisque « nos » vedettes sont mortes en grand nombre, nous oublions que la population mondiale vit son plus grand flux migratoire et sa plus grande crise humanitaire depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. « Une vie ne vaut rien, disait Malraux, mais rien ne vaut une vie ».

Nous ne pouvons aujourd’hui nous permettre de dire avec Sartre : « J’ai vécu dans les commencements, je disparais avant les défaites ». Les défaites survenues, il est temps de penser aux recommencements. Et résonnent en écho ces paroles si actuelles de Camus : « Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde. La mienne sait pourtant qu'elle ne le refera pas. Mais sa tâche est peut-être plus grande. Elle consiste à empêcher que le monde se défasse ». 

 

Albert Camus et André Malraux, Correspondance (1941-1959) et autres textes, édition de Sophie Doudet, Paris, Gallimard, 2016, 160 p.