Le vieux rêve de l’anglosphère

2017/03/29 | Par Yves Eudes

Article reproduit du journal Le Monde du 29 mars 2017.

Marc Sidwell, un Londonien de 40 ans, écrivain et essayiste politique proche des conservateurs, a voté pour le Brexit, et il est heureux de voir que le processus s'enclenche enfin, neuf mois après le référendum. Pour lui, la sortie de l'Union européenne (UE) est doublement bénéfique.

D'une part, son pays va récupérer sa liberté, se débarrasser de la tutelle étouffante des " bureaucrates bruxellois corrompus " et échapper à une Europe qu'il juge de plus en plus inquiétante. D'autre part, le Brexit ouvre une perspective exaltante : une fois libérés de l'Europe, les Britanniques pourront renouer avec leurs amis et alliés " naturels ", les pays développés de langue et de tradition britanniques, issus de l'Empire (Canada, Australie, Nouvelle-Zélande), et aussi les Etats-Unis.

Pour Marc Sidwell, avec les pays du Commonwealth, le rapprochement sera facile et évident : " Nous avons en commun une langue, une culture, un système juridique, des valeurs fondées sur les libertés individuelles et l'économie de marché. Nos institutions politiques démocratiques sont très similaires, et nos niveaux de développement économique sont équivalents, ce qui permettra des relations équilibrées. "

Depuis le référendum du 23 juin 2016, on assiste à la résurgence d'un vieux rêve cher à de nombreux intellectuels et politiciens britanniques : la création d'une union plus étroite entre les pays anglophones développés. Les partisans de ce projet rappellent qu'avant d'entrer dans l'Europe, le Royaume-Uni entretenait avec les pays du Commonwealth des liens étroits, et qu'il a dû les couper, à contrecoeur, pour rejoindre la Communauté européenne. Le Brexit ne serait donc pas un repli sur soi, mais une ouverture sur le grand large.

Pour leur projet néoclassique, ils ont trouvé un nom résolument moderne : " anglosphère ", un terme né à la fin du XXe  siècle, popularisé par l'écrivain américain de science-fiction Neal Stephenson dans son roman L'Age de diamant (Rivages, 1996), puis repris par de nombreux politologues, économistes et historiens.

La mouvance " anglosphérique " compte déjà des organisations militantes, actives au sein des milieux d'affaires et des administrations. Ainsi, l'association Canzuk International (" Canada, Australia, New Zealand, United Kingdom ") est animée par un groupe d'hommes d'affaires et de juristes des quatre pays concernés. Son représentant à Londres est John Bender, banquier devenu gestionnaire à plein-temps de la fortune de sa famille, établie dans le secteur de l'édition. Canzuk fonctionne en partie grâce à l'aide financière de la holding familiale des Bender.

Installé dans un restaurant de luxe du centre de Londres où il a ses habitudes, John Bender présente le programme de Canzuk : " D'abord, les quatre pays devront signer un accord complet de libre-échange. Il sera ensuite complété par des accords de libre circulation des personnes. " Second volet : " La coordination des politiques étrangères. Ce sera facile, car cet aspect est déjà en partie réalisé : le nom Canzuk ne vient pas de nous, il a été inventé par des diplomates de l'ONU, qui s'amusent ou s'agacent de voir ces pays voter presque toujours ensemble. "

 

Trahison

John Bender rappelle que ces États sont déjà liés par un réseau d'alliances et de programmes de coopération dans le domaine militaire, et que leurs agences de renseignement sont intégrées dans un système unifié autour des Etats-Unis, le fameux programme Five Eyes, qui déplaît tant aux Européens : " Si les «Four Eyes» du Commonwealth s'allient plus étroitement, ils pourront mieux peser dans les décisions face aux Américains. " Les quatre pays devront enfin renforcer leur union constitutionnelle. " Là encore, pas de difficulté, car ils ont déjà le même chef d'Etat, la reine Elizabeth  II ", explique John Bender.

Depuis le Brexit, l'intérêt pour son association s'est intensifié : " Des responsables politiques de tous bords me contactent, y compris des membres du gouvernement. " Il rappelle que le ministre des affaires étrangères, Boris -Johnson, est un partisan de longue date du rapprochement avec le Commonwealth : dès 2013, il qualifiait de " trahison " la rupture des liens avec l'Australie après l'adhésion à l'Union européenne. Divers responsables politiques australiens, y compris des anciens premiers ministres, ont publiquement soutenu le Brexit. Une pétition en ligne lancée par Canzuk pour soutenir la création d'une union entre les quatre pays a déjà recueilli plus de 185 000 signatures.

Le 9 mars, une réunion des ministres du commerce extérieur des pays du Commonwealth a eu lieu à Londres. A cette occasion, des responsables australiens, néo-zélandais et canadiens se sont prononcés en faveur de la signature de traités de libre-échange avec le Royaume-Uni.

Selon les médias britanniques, des experts australiens, néo-zélandais et canadiens s'installent à Londres pour aider les Britanniques à négocier le Brexit avec Bruxelles. En parallèle, ils commenceraient à préparer discrètement des accords commerciaux entre le Royaume-Uni et leurs pays respectifs, même si cela est interdit par les règles de l'UE tant que le Brexit n'est pas effectif.

John Bender affirme que la future union anglosphérique n'aura pas besoin d'institutions centralisées, car les liens familiaux et culturels sont un ciment plus efficace que toutes les structures juridiques. En fait, une union souple, " agile " et pragmatique sera sans doute plus résistante qu'une construction rigide de type européen.

D'autres partisans de l'anglo-sphère admettent que le futur ensemble inclura forcément les Etats-Unis, qui en deviendront alors le centre incontesté. David Martin-Jones, aujourd'hui professeur au King's College de Londres après avoir longtemps enseigné en Australie, considère que le leadership américain est à la fois inévitable et souhaitable : " L'élection de Donald Trump a changé la donne. Contrairement à Barack Obama, il est favorable au Brexit. "

Il rappelle que le président Trump a l'intention de renégocier l'Alena, l'accord liant les Etats-Unis, le Canada et le Mexique. " Le Royaume-Uni pourrait aisément se joindre à ces négociations et faire partie d'un nouvel Alena élargi ", explique le professeur : " Le système est en partie en place, tout ira vite. On peut aller sans crainte vers un Brexit dur, sans attaches avec l'Europe. "

 

Club de Blancs riches

Ce courant de pensée prospère aussi aux Etats-Unis. L'un de ses théoriciens les plus enthousiastes, l'homme d'affaires et historien James C. Bennett, est l'auteur d'un ouvrage sur le sujet, A Most Audacious Union (" L'union la plus audacieuse ", Bretwalda Books). A Dallas (Texas), l'avocat d'affaires Ted Yarbrough est devenu un militant fervent de ce projet, et anime un blog consacré à ce thème. " Au cours des siècles, affirme-t-il,l'Angleterre a été une force positive dans l'histoire du monde, et avec le Brexit, elle peut le redevenir. "

Même les intellectuels sceptiques à l'égard du concept d'anglosphère prennent acte de sa popularité croissante. Paul Schulte, professeur au King's College de Londres, continue de penser que la sortie de l'UE est une erreur. Selon lui, le " rêve anglosphérique " est ancré dans la psychologie collective britannique, mais surtout au sein des classes privilégiées, qui voudraient ressusciter un passé impérial idéalisé : " Sans le dire, elles voient l'anglosphère comme un club fréquenté par des Blancs riches et bien élevés. Elles utilisent ce concept pour échapper à la réalité complexe de la mondialisation et de la diversité des sociétés modernes. "

Paul Schulte est convaincu qu'une union anglosphérique ne remplacera jamais les avantages du marché unique européen. Il doute aussi de l'intérêt du projet pour les autres pays concernés. Mais il ne rejette plus l'idée d'une alliance de ce type : " Puisque le Brexit va avoir lieu, nous sommes contraints d'explorer d'autres possibilités. Les pays liés au Royaume-Uni par la langue et la culture peuvent devenir un réseau intéressant, parmi d'autres. "

A Londres, l'anglosphère continue à se développer de façon spontanée, hors du champ politique. Marc Sidwell a épousé une Américaine, venue en Grande-Bretagne pour travailler sur la gouvernance de l'Internet, qui possède désormais la double nationalité. En tant qu'auteur indépendant, il publie ses ouvrages et ses articles directement sur le site américain Amazon : " Dans chaque pays, je vise des marchés assez restreints, mais grâce à Internet, ils s'additionnent ". Marc Sidwell songe à présent à créer un magazine en ligne visant les lectorats anglophones de tous les continents.