Suis-je un passeur ou un geôlier linguistique ?

2017/04/07 | Par Benoît Bergeron

Enseigner, durant près d’un quart de siècle, à des milliers d’élèves d’horizons divers, venant culturellement et géographiquement dans tous les azimuts, développe chez l’enseignant(e) de l’école publique, un tant soit peu observateur, une perspective singulière, voire une prospective empirique sur la société.

Il y a vingt ans, à la vue de mes classes d’adolescents multicolores, j’avais prédit, en prospectiviste amateur, à un ami aveugle à certains phénomènes sociaux comme tout un chacun vivant dans son microcosme social est aveugle à bien des réalités qu’il côtoie, que la face du Québec, sinon de Montréal serait métamorphosée dans dix ou quinze ans. Il ne fallait pas être devin et encore moins audacieux pour prédire ce qui se déroulait sous mes yeux.

Dix ans auparavant, en 1986, mon épouse et moi-même, alors étudiants à la Faculté de l’éducation de l’UQÀM, avions été plus audacieux en produisant un travail d’anticipation dans le cadre du cours Milieu scolaire québécois. Nous nous étions projeté en 2020 et mis en scène un débat à l’Assemblée nationale portant sur un projet de loi modifiant la loi 101, plus précisément le choix de la langue d’enseignement. Au fur et à mesure du débat, alors que nous présentions nos arguments des tenants du libre choix de la langue d’enseignement et de ceux du maintien de cette disposition de la loi 101, arguments tirés principalement des journaux des années 60 et 70, les députés du parti au pouvoir, quittèrent un à un leur siège et passèrent de l’autre côté du Salon bleu. Les transfuges furent si nombreux qu’ils présentèrent une motion de censure. Le gouvernement tomba…

N’était-ce qu’une mise en scène de science-fiction ? Après tout, 2020 est à la portée de n’importe quel vaticinateur myope et il n’y a pas de changement législatif en vue. Mais, dans vingt ans, qu’en sera-t-il ? Quel sera le portrait démo-linguistique du Québec en 2037 et quelle en sera la conséquence politique ? Il est probable que nous assisterons à un nouveau et déchirant débat sur le choix de la langue d’enseignement si la métamorphose sociale à laquelle j’assiste actuellement se poursuit. Comme plusieurs collègues des écoles secondaires et de CÉGEP de Montréal, j’entends de plus en plus souvent cette parlure anglaise d’élèves dans les couloirs de l’école, mais aussi en classe…

Au-delà de la parlure anglaise, j’entends, blessé dans mon identité, que je ne suis pas un modèle pour ces élèves. Je suis peut-être le modèle d’une connaissance instrumentale, mais assurément, je ne suis pas ce modèle du passeur de l’héritage des Canadiens français et encore moins de leur langue. Pis, je me vois dans leurs yeux comme le geôlier d’une geôle linguistique. Ces élèves, comme des prisonniers qui purgent leur peine, « qui font du temps » semblent attendre leur libération pour se joindre aux Canadiens anglais et s’inscrire aux CÉGEP et Universités anglophones. Ne serais-je pour eux qu’un geôlier culturel et linguistique? Telle est la question qui me tarabuste depuis des années.

 

L’expérience qui parle

Pour répondre à la question, j’ai mené une expérience avec le groupe dont les élèves parlent le plus anglais entre eux.

Puisqu’il est du devoir de l’enseignant, en vertu de la Loi sur l’instruction publique, de prendre les mesures nécessaires pour promouvoir la qualité de la langue écrite et parlée;[1] j’ai bonifié le programme de science d’éléments d’étymologie grecque et latine. Au surplus, à chaque fois que l’occasion se présentait et que mon savoir me le permettait, je montrais la parenté de mots français, espagnol et anglais. Par exemple, les mots étudiant, estudiante, student; école, escuela, school; écureuil et squirrel appartiennent aux mêmes familles. Enfin, j’insistais particulièrement sur l’origine française de nombreux mots anglais comme to spend du vieux français expendere de même famille que dispendieux; jail et geôle, squirrel et écureuil, etc.

À force d’enseigner l’origine française (vieux français) de mots anglais, ce que j’avais anticipé arriva : des élèves de ce groupe ont commencé à montrer de l’agacement. L’occasion était trop belle pour ne pas la saisir et ouvrir une discussion sur la cause de cet agacement. Pour s’en tenir à l’essentiel de la discussion, plusieurs élèves du groupe ont déploré que je valorise la langue française au détriment de la langue anglaise. « En quoi cela vous agace-t-il ? » les questionnai-je. Et eux de me répondre : « Mais, l’anglais, c’est notre langue, celle de nos parents » ou encore « C’est une langue importante dans le monde ».

Je me fis leur écho : « Et la langue française, c’est ma langue maternelle, celle de mes parents, celle de mes ancêtres, celle des Canadiens français. Comprenez qu’à chaque fois que vous parlez en anglais dans la classe, dans l’école, je suis blessé. Comprenez-vous pourquoi le gouvernement du Québec a légiféré en matière linguistique en adoptant la Charte de la langue française, aussi appelé loi 101 ?

« Saisissez-vous l’enjeu de la promotion et de la défense d’un îlot de francophonie baignant dans un océan anglophone ? Si vingt-neuf États états-uniens ont cru bon légiférer en matière de langue officielle, l’anglais, pour surnager sur la vague hispanophone qui déferle sur les États-Unis, pays dont on reconnaît pourtant l’hégémonie culturelle et linguistique sur le monde, alors, à plus forte raison, le Québec, petit État francophone, a eu raison de légiférer en matière linguistique. »

« Comprenez-vous pourquoi les enseignants, organisateurs du spectacle de Noël, ont imposé aux élèves-artistes la prestation de leur numéro, chants et danses, en français uniquement, malgré les protestations des élèves ? Comprenez-vous pourquoi, il est essentiel de diffuser de la musique francophone à la cantine scolaire alors que vous baignez dans la culture anglophone ? »

Sachant aussi le dédain, voire le mépris que manifestent certains élèves pour la prononciation canadienne française de mots tels, icitte, boutte, toé, moé, voair, ou des formulations telles Tu vas-tu venir ? A va tu finir ? etc., j’ai expliqué aux élèves que cette prononciation est celle du vieux français et non pas celle d’une langue abâtardie. Je les ai ensuite invités à parler comme moé sinon, je va te garder en retenue icitte. Et nous avons bien ri.

C’est souvent par des signes posturaux que l’on constate l’effet d’un enseignement : le regard attentif, la mine vigilante, le corps redressé sur son séant, tendu vers l’avant. Me fiant à ces signes, l’expérience fut concluante : la discussion avait porté ses fruits.

 

L’anglicisation fait son œuvre

De cette expérience, je conclus que, concurremment à la promotion de la langue française parlée et écrite, il faut user de la sensibilité de ces élèves à l’attraction que la langue anglaise exerce sur eux et, par un effet de dissonance cognitive, la répulsion qu’ils éprouvent à l’égard des Canadiens français, pour les sensibiliser à l’importance de la langue française pour le fleurissement du Canada français.

M. le ministre de l’Éducation, il y a une leçon à tirer de l’expérience de plusieurs générations d’enseignants montréalais. À l’évidence, les élèves sont maintenant très nombreux à parler l’anglais. Mes quatre enfants, ceux de mes trois frères, ceux de mes amis qui ont fréquenté la même école publique que nous, les enfants de nombreux immigrants parlent l’anglais avec aisance. Les TIC et les voyages, qui ont multiplié les occasions de fréquentation de la langue anglaise expliquent comment les jeunes apprennent l’anglais : par osmose. Ce qui vaut pour Montréal vaut aussi pour de nombreuses régions du Québec. Que ce soit la région de l’Outaouais ou celle de la Basse-Côte-Nord, l’anglicisation fait son œuvre et j’en témoigne en connaissance de cause. L’été dernier, on a refusé de nous servir en français dans un restaurant de St-Paul’S River, dans une station service et au guichet du service de traversier de Blanc-Sablon vers Terre-Neuve.

De plus, l’Histoire[2] nous enseigne que, du Traité de Paris en 1763 jusqu’à l’adoption de la Charte de la langue française en 1977, les immigrants de quelque origine ou confession à l’exception de Belges et des Français, ont fréquenté majoritairement les écoles anglophones, protestantes comme catholiques, et se sont joints aux Canadiens anglais. L’Histoire nous apprend également qu’une proportion substantielle de Canadiens français du Québec se sont joints et se joignent encore, mais désormais par l’enseignement supérieur, aux Canadiens anglais, et que, au rythme de l’assimilation actuelle, le Canada français hors du Québec et du Nouveau-Brunswick n’existera plus, bientôt, que dans les livres d’Histoire.

 

Les solutions

En conséquence, M. le ministre de l’Éducation, pour atteindre l’objectif énoncé dans le document de consultation d’une Politique de la réussite éducative « Valoriser et promouvoir la qualité de la langue française et le plaisir de lire.[3] », et celui que j’ajoute au titre de mandataire d’une société canadienne française, que des élèves, de plus en plus nombreux, voient comme le geôlier d’une geôle linguistique et culturelle, « Faire de chaque enseignant du Québec un modèle éducatif », il est crucial pour l’avenir du Canada français du Québec de

  • confier l’enseignement du français à des spécialistes dès le primaire;
  • ajouter au cursus de la formation des enseignants des éléments de la dynamique démo-linguistique du Québec, du Canada et du monde, des  éléments de l’Histoire des politiques et des structures de l’Éducation nationale et de la Commission scolaire de Montréal en particulier (un ministère de l’Éducation avant la lettre) et des tensions linguistiques qui les ont traversées, etc.;
  • sensibiliser et d’instruire tous les élèves du Québec sur les enjeux linguistiques mondiaux, dont ceux de la francophonie;
  • combler le vide juridique de la Loi sur l’instruction publique au regard des services éducatifs et parascolaires délivrés à l’extérieur des salles de classe;
  • organiser des concours nationaux d’art oratoire et de littérature francophones avec des prix à la clef;
  • financer l’assistance des élèves aux pièces de théâtre francophone;
  • ajouter aux disciplines Science et technologie et ATS des éléments d’étymologie;
  • poursuivre l’éducation obligatoire en français à l’ordre collégial;

De surcroît, « Valoriser et promouvoir la qualité de la langue française et le plaisir de lire. » est un objectif que doivent atteindre tous les acteurs de la société qui ont à cœur l’éducation comme l’affirme si bien le document de consultation : « L’envergure de chacun de ces axes et l’importance de leurs interactions montrent que l’objectif de la réussite éducative dépasse les murs de l’école et s’adresse à un environnement sociétal composé de multiples acteurs, partenaires et communautés. »[4]

Cette affirmation interpelle au premier chef notre élite politique, le premier ministre, les ministres, les députés, les maires et conseillers municipaux, les commissaires des commissions scolaires francophones, anglophones et de celles à statut particulier du Québec.

  • À l’instar des grands chefs d’États qui s’expriment dans leur langue nationale à l’étranger lorsqu’ils participent à des événements publics, Philippe Couillard doit s’exprimer en français lorsqu’il agit au titre de premier ministre du Québec. De même, l’actuel maire de Montréal, M. Denis Coderre, doit insister sur l’importance de la francisation de tous les immigrants qui débarquent en sol québécois. Toutes ces élites sont aussi des modèles pour les Québécois.

C’est à cette condition que nous pourrons atteindre le grand objectif que vous avez fixé aux Québécois, M. le ministre de l’Éducation : «  […] Pour que l’école remplisse pleinement sa mission d’instruire, de socialiser et de qualifier, nous devons responsabiliser et mobiliser les acteurs et les partenaires du système scolaire ainsi que tous ceux et celles qui ont des attentes légitimes envers elle. »[5]

 

Photo : Ledevoir.com

 

[1] Québec (gouvernement du ) Loi sur l’instruction publique, article 22, alinéa 5°

[2] GAGNON, Robert, Histoire de la Commission des écoles catholiques de Montréal, Éd. Boréal, Montréal, 1996

[3] Québec (Gouvernement du) ministère de l’Éducation et Enseignement supérieur, Pour une politique de la réussite éducative.  L’éducation, parlons d’avenir, document de consultation, septembre 2016., p. 15

[4] Québec (Gouvernement du) ministère de l’Éducation et Enseignement supérieur, Pour une politique de la réussite éducative.  L’éducation, parlons d’avenir, document de consultation, septembre 2016., p. 2

[5] Québec (Gouvernement du) ministère de l’Éducation et Enseignement supérieur, Pour une politique de la réussite éducative.  L’éducation, parlons d’avenir, document de consultation, septembre 2016., Mot du ministre.