Un mouvement universaliste et laïque au Maroc

2017/04/18 | Par Rose St-Pierre

Entre Paris et Rabat, vit et milite une activiste marocaine bien connue : Ibtissame Lachgar, alias Betty. Cofondatrice du Mouvement Alternatif pour les Liberté Individuelles (M.A.L.I.) avec la journaliste Zineb El Rhazoui (anciennement au Charlie Hebdo), elle est aussi l’une des premières Marocaines à assumer publiquement son athéisme. Ibtissame défend la communauté LGTBQIA+ et la dépénalisation de l’avortement, de même que des positionnements sociaux et politiques qui font réagir. Psychologue clinicienne de formation, spécialisée en criminologie et victimologie, mais surtout féministe audacieuse et scandaleuse, nous la rencontrons dans sa ville natale, capitale du Maroc.

 

Lorsque vous identifiez une inégalité, un abus, une persécution, vous prenez la parole et agissez sans demi-mesure, sans, me semble-t-il, vous soucier des « qu’en-dira-t-on ». D’où vous vient cette capacité à reconnaitre et dénoncer pleinement les injustices?

Toute petite, j’étais déjà assez « marginale » ou plus exactement « marginalisée ». Beaucoup de choses m’interpellaient, me paraissaient étranges, voire injustes. C’est que j’étais féministe sans en avoir conscience et qui dit féministe dit égalité entre les garçons et les filles. Avoir les mêmes droits et la même liberté. Liberté chérie, donc…

J’ai été confrontée très tôt à toute forme de discrimination. Très tôt, j’ai du faire face au sexisme et au machisme ambiant d’une société patriarcale et affronter le sexisme ordinaire tant dans l’espace public qu’au sein du cercle familial.

À l’âge de 6 ans, je disais que j’étais un garçon, j’avais choisi un nouveau prénom. Une manière, paradoxale je le conçois, de m’imposer. J’avais 6 ans, je ne savais pas comment faire… C’était ma façon de me rebeller contre les camarades de sexe masculin et contre les cousins.

Plus tard, j’ai accepté d’être une fille, mais je continuais de refuser cette différence de traitement entre les filles et les garçons. Je luttais contre les stéréotypes de genre en fait, je faisais des crises et je luttais contre tous les interdits liés à mon appartenance au sexe féminin en optant pour la désobéissance à tous les niveaux; école, famille, société. La désobéissance civile deviendra à cet effet, à l’âge adulte, le mode d’action du mouvement que j’ai cofondé.

Cette lutte personnelle a pris un tournant à l’adolescence, et donc à la puberté, suite aux harcèlements sexistes et agressions sexuelles dont la plupart des filles et des femmes sont victimes et dont j’ai été à de nombreuses reprises victime moi-même. D’autres questionnements se sont mis en place à cette époque, notamment sur la place et le rôle de l’Islam dans la société marocaine, les interdits et la misogynie qui découlent de la religion.

À l’âge de 20 ans, j’ai été atteint d’un cancer qui a touché mes os : un Sarcome d’Ewing. Tout a basculé. Je suis passée par plusieurs phases de réflexion. Cet évènement de vie – devenir une « survivante », une rescapée d’un cancer grave —, mon parcours personnel et le fait que j’étais étudiante en psychologie ont forgé la militante scandaleuse que je suis ! Je ne supporte pas les injustices !

 

Comment décririez-vous le mouvement M.A.L.I? Quelle est votre raison d’être?

M.A.L.I, qui veut dire « qu’ai-je de différent? » en arabe, est un mouvement alternatif, un mouvement avant-gardiste. Le noyau de nos actions concerne la défense des libertés individuelles au Maroc, mais nos pistes d’actions sont multiples : nous nous attaquons et remettons en question l’omniprésence de la religion musulmane (religion d’État) dans l’espace public, nous luttons contre la torture et la peine de mort, nous organisons des actions pro-choix et nous défendons les droits et l’émancipation des femmes et des minorités religieuses. Nous souhaitons que tout citoyen puisse mener une vie qui lui permette de s’épanouir, que chacun soit libre de pratiquer la religion de son choix ou de n’en pratiquer aucune – et à ce sujet, que des mariages civils soient réalisables – et que nous soyons tous et toutes en mesure de nous exprimer librement.

En fait, nous avons construit le seul mouvement universaliste et laïque au Maroc. Et c’est important : nous insistons beaucoup sur cette universalité.

M.A.L.I. est également un mouvement pacifiste de désobéissance civile. Je l’ai cofondé en 2009 — donc avant les révolutions du Printemps dit « arabe » —. C’était la première fois au Maroc qu’un groupe de jeunes activistes passaient du virtuel à l’espace public.

Nous avons par exemple organisé un pique-nique symbolique afin de condamner l’article 222 du Code pénal marocain et lutter en faveur de la liberté de conscience qui n’existe pas au Maroc — dans la nouvelle constitution non plus —. L’article 222 condamne à 6 mois de prison toute personne « notoirement connue » pour son appartenance à l’Islam et qui rompt ostensiblement le jeûne en public... Notoirement connue ? Par qui ? Comment ? Nous dénonçons fermement cette dictature religieuse, qui définit les Marocains de facto comme musulmans de la naissance à la fin de leurs jours.

 

En quoi votre combat est urgent et essentiel?

Au Maroc, la lutte en faveur des droits humains et la défense des libertés individuelles est une nécessité. Nous devons combattre de multiples abus de pouvoir, une inquisition socioreligieuse et des textes de loi abusifs et archaïques qui étouffent nos droits fondamentaux.

Nous vivons dans un pays où l’Islam est religion d’État, où le roi Mohamed VI est le « commandeur des croyants » (et des croyantes d’ailleurs…). C’est l’équivalent d’un pape. Le Maroc se veut donc une monarchie absolue de droit divin ; un principe selon lequel tout pouvoir est censé venir de Dieu en opposition au droit naturel. Nous sommes clairement dans un système théocratique. Les lois sont fondées sur le religieux, des lois rétrogrades et misogynes, ce qui sous-entend vivre sous tutelle de l’État, des lois et des hommes en ce qui concerne les femmes et les enfants.

C’est ce qui est à l’origine de plusieurs problèmes et inégalités sociales comme la situation des mères célibataires. Il est quasi impossible d’avoir un enfant hors mariage au Maroc. Les relations sexuelles extra-conjugales sont interdites et, en théorie, la sexualité est inexistante avant le mariage… L’enfant né hors mariage ne sera pas reconnu par la loi qui le qualifiera de « bâtard ». Cet enfant sera privé de tout libre arbitre, sera infantilisé toute sa vie et puni. Il s’agit ni plus ni moins que d’une forme de fascisme religieux !

La liberté au Maroc, comme ailleurs, est loin d’être acquise, sa préservation ou sa reconquête est un combat à mener au quotidien. Ni les institutions étatiques, ni les femmes et hommes politiques ne doivent décider à notre place. Nous voulons d’une société qui respecte la diversité des femmes et des hommes. Pour que cela devienne une réalité, notre voix doit porter suffisamment haut, il faut nous imposer, imposer nos choix, et nous opposer aux lois et pratiques liberticides…

 

Pourquoi M.A.L.I ne dispose pas du statut d’une association?

Pour obtenir légalement le statut d’une association et disposer de fonds et d’un local, nous devrions nous enregistrer auprès du gouvernement qui nous donnerait un permis à cet effet. En tant que mouvement contestataire et non conformiste, c’est impossible d’obtenir l’aval du gouvernement marocain.

Cela explique aussi en partie pourquoi M.A.L.I fait souvent bande à part. D’autres militants défenseurs des droits humains nous appuient en coulisse, mais refusent de le faire publiquement.

Évidemment, si M.A.L.I disposait d’un minimum de financement, nous pourrions organiser des actions plus structurées et visibles. Nous pourrions aussi nous libérer d’une insécurité financière plus personnelle et nous consacrer pleinement à la défense de nos causes. Cela dit, pour l’instant, grâce aux médias sociaux, nous réussissons à faire connaître plutôt efficacement nos positionnements et nos actions.

 

Quelle est la réception de vos actions?

Nous dérangeons. Même plusieurs associations qui défendent supposément les droits humains tentent de démentir nos arguments et s’opposent à nous. Nous faisons beaucoup réagir, nous ébranlons l’ordre social. C’est pour cela qu’on apparait « provocateurs » aux yeux de certains.

En 2015, j’aurais été sur la liste de Daesh comme personne à « abattre » parue dans un journal arabophone au Maroc interdit le jour même de sa parution en kiosque par les autorités. Plusieurs de nos actions sont aussi fortement réprimées. En 2010, nous avons tenté d’organiser un sit-in pour lutter contre le harcèlement de rue, mais il a été interdit par les autorités; nous avons été molestées et interpellées. Trois ans plus tard, nous avons organisé un kiss in devant le parlement en soutien aux deux adolescents poursuivis pour avoir publié sur Facebook leurs photos en train de s’embrasser. L’action a causé de violentes réactions : plaintes, insultes, intimidations, menaces; nous avons été bousculés et on nous a lancé des chaises d’une terrasse d’un café voisin.

Néanmoins, nous déclenchons des débats. Il y a quelques années, personne ne parlait des droits des minorités sexuelles au Maroc. Maintenant des discussions sont organisées à ce sujet dans certaines universités.

 

Justement, qu’en est-il de la situation des minorités sexuelles au Maroc?

En ce qui concerne la liberté sexuelle, l’homosexualité est « interdite » et « illégale » et celui ou celle qui s’en rendra « coupable » sera jugé, condamné puis emprisonné. Les conditions d’arrestation, les interrogatoires et les conditions de détention sont souvent violentes… L’homosexualité est encore considérée comme un péché.

Les personnes homosexuelles sont victimes de harcèlement, d’intimidations, de menaces et d’actes de violence homophobes.  Les arrestations sont fréquentes. Il ne faut pas oublier qu’en plus d’être une société foncièrement patriarcale, le fondamentalisme religieux et un certain islam rigoriste occupent de plus en plus de place.

Au Maroc, l’homophobie est institutionnalisée et étatisée. Le combat pour la dépénalisation de l’homosexualité et la liberté sexuelle sera donc long. Il émanera d’abord d’une éducation sexuelle… qui passera nécessairement par une révolution sexuelle! Pour réaliser une telle révolution, il faut d’abord briser le tabou absolu de la sexualité, requestionner l’hétérosexualité en tant que contrainte sociale et lutter contre l’endoctrinement religieux.

 

Et dans le cas de la situation des femmes et du mouvement féministe au pays?

La société dans son ensemble entretient les stéréotypes sexistes : on les retrouve au sein du milieu scolaire, dans les publicités sexistes, les médias, le milieu sportif, le milieu professionnel…

Les stéréotypes à l’égard des femmes découlent de valeurs, normes et préjugés profondément enracinés qui façonnent des idées et des opinions utilisées pour justifier et maintenir la domination des hommes sur les femmes et les attitudes sexistes qui empêchent les femmes de progresser. Notre combat est quotidien contre l’oppression patriarcale et le sexisme en tant qu’idéologie.

Par des campagnes de sensibilisation, l’éducation populaire et des actions coup-de-poing, nous exigeons un monde où femmes et hommes jouissent des mêmes droits et des mêmes libertés. Nous essayons de pointer et de décortiquer cette idéologie misogyne qui considère les femmes comme inférieures et qui use de mécanismes d’asservissement et de contrôle pour les maintenir dans cette position. Les réseaux sociaux sont essentiels à ce niveau parce qu’ils nous permettent de combattre les idées préconçues.

Nous luttons pour les droits des femmes au Maroc, dans un pays où la très grande majorité de la population est musulmane. Ce sont donc bien ces causes-là que nous défendons le plus pour toutes les femmes au Maroc, victimes de lois et traditions phallocrates. Notre féminisme universaliste lutte contre la domination masculine et le patriarcat dont les femmes, musulmanes, en premier lieu, sont victimes à travers des lois qui sont en leur défaveur. Nous critiquons les textes religieux, le droit divin, ainsi que toutes les lois marocaines qui en découlent.

Les principaux combats menés actuellement concernent les inégalités dans l’héritage, le mariage des mineures, le viol et en particulier le viol conjugal — qui n’est pas condamné au Maroc, mais perçu comme un devoir conjugal —, le harcèlement dans les lieux publics et l’invisibilisation du travail domestique. Nous dénonçons aussi les conséquences dramatiques de l’avortement clandestin, un véritable business pour certains médecins.

 

Le mouvement féministe traverse un débat qui semble diviser les militantes. D’un côté nous retrouvons les héritières d’un féminisme de troisième vague, un féminisme du relativisme culturel, qui insiste sur les différents facteurs d’oppression. Ce féminisme issu, entre autres, des réflexions de militantes afro-américaines, prône un relativisme culturel. De l’autre côté, des féministes défendent un mouvement universel unificateur, considérant que toutes les femmes partagent une oppression commune : le patriarcat. Comment vous positionnez-vous vis-à-vis ce débat?

Pour que la lutte féministe puisse progresser, pour une véritable égalité de genre, je rejette la notion d’intersectionnalité et toute question de relativisme culturel. De même que les droits des femmes sont universels, la lutte contre la domination masculine ne connaît ni frontière, ni religion, ni couleur de peau. Mêmes droits pour toutes et tous, mêmes droits pour toutes les femmes. Et tout est question d’éducation!

Celui qui épouse le relativisme s’engage au conformisme social ou légal, à savoir ce qui est moral est ce qui est conforme à la loi et aux normes sociétales. Ce qui est bien serait donc l’ensemble des règles auxquelles la plupart des gens de sa société se soumettent.

Or, le conformisme social ou légal, c’est-à-dire obéir à des lois injustes, est inacceptable. Il existe donc des mauvaises lois auxquelles nous devons critiquer et désobéir.

Et, enfin, tout conformisme et autre obéissance servile aux règles sociales rendent difficile le progrès en matière de changement des mentalités et des textes juridiques. Il n’y aurait donc pas de place pour des personnes ou des groupes réformistes puisque toute contestation est perçue comme de la provocation.

En bref, il n’existe pas de droits humains musulmans, pas plus qu’un féminisme islamique. « Halaliser » les droits humains exclut certains droits — des minorités sexuelles par exemple —, « halaliser » les droits des femmes est un contre-féminisme à mon sens.

 

Qu’est-ce que vous espérez pour les années à venir?

S’il faudrait cibler le plus important, je crois que je reviendrais à cette idée de révolution sexuelle. Ça, sans oublier la laïcité. Et d’un point de vue plus personnel, il est vrai que je suis plutôt pessimiste vis-à-vis l’avenir. Je trouve qu’il n’y a pas suffisamment de solidarité au sein de la société civile ; je pense que les laïcs devraient être davantage solidaires parce que face à nous, on a des islamistes de mieux en mieux organisés qui défendent un islam fondamentaliste. On évolue dans une société qui est de plus en plus conservatrice et les premières victimes de ce rigorisme sont les femmes et les enfants.