Des visions de fin du monde, inhumaines et violentes

2017/04/28 | Par Ginette Leroux

Après « Carré rouge sur fond noir » (2013), film témoin du printemps érable, Santiago Bertolino revient avec « Un journaliste au front », son deuxième long métrage documentaire.

Caméra au poing, il emboîte le pas au reporter pigiste canadien Jesse Rosenfeld. Ensemble, ils parcourent l’Égypte, Israël et la Palestine, la Turquie et le Kurdistan irakien. Bertolino le suit de si près que, sur la ligne de front irakienne, il doit endosser la veste pare-balles et le casque militaire. Il le faut. Les balles sifflent à ses oreilles, Rosenfeld et lui n’étaient qu’à 150 mètres des tireurs.

Ces images incroyables, grâce au cinéma direct pratiqué par le cinéaste, m’ont à ce point bouleversée, qu’il me fallait entendre ce jeune homme de 38 ans raconter les circonstances de ce projet. Ce que je voulais vraiment, c’était voir ce que le film ne montre pas : la personne derrière la caméra. L’entrevue a eu lieu dans les locaux de l’aut’journal.

En 2011, lorsqu’il s’est embarqué sur la Flottille canadienne de la liberté pour Gaza, avec en main,  un contrat du journal Métro pour des reportages écrits, Santiago Bertolino n’a pas pensé une seconde que c’était le début de l’aventure peut-être la plus périlleuse de sa vie.

Sa rencontre avec Jesse Rosenfeld durant la traversée a été déterminante. Pigiste, sans patron officiel, habitué de travailler seul, il couvre les événements qui le captivent. En plus d’être un spécialiste de la Palestine, Jesse connaît par cœur la politique du Moyen Orient.

 « La mécanique des médias m’intéresse particulièrement. On reçoit trop souvent une information standardisée, coupée du quotidien des gens impliqués dans les conflits. Les reportages préparés par les journalistes ne relatent que les événements de la guerre. Je voulais compléter l’information véhiculée par les médias de masse », affirme d’entrée de jeu Santiago.

Jusque-là, le danger n’était pas présent, sauf dans quelques manifestations plus musclées, filmées dans des pays en voie de développement. Au Moyen Orient, c’était la première fois qu’il était confronté à la « vraie » guerre. Était-ce un défi, un pari ou une folie ?

« Non, je n’étais pas en quête de danger, répond-il sans hésitation. Mon but était de faire connaître le métier de journaliste en zone de guerre. Je voulais montrer à l’écran les risques que cela suppose et, en me plaçant en danger, me permettre de comprendre ce qu’ils vivent. »

Le tournage commence en 2014. Sur la place Tahir, au Caire, la caméra montre une foule en liesse qui acclame Al-Sissi, son nouveau président. La tension monte et la surchauffe se fait sentir. « Éteins ta caméra, presse Jesse. Il faut foutre le camp. » C’est facile pour un cinéaste d’éteindre sa caméra dans l’instant même d’un moment historique ?

« Jesse n’était pas habitué avec la caméra, dit Santiago. Il est d’abord un journaliste de l’écrit, habitué de fonctionner seul. J’avais compris, mais je ne l’ai fermée qu’après m’être assuré que j’avais les images qu’il fallait. Mon intuition me guide en cas de danger », laisse-t-il tomber, calmement.

En Égypte, explique le documentariste, il y a beaucoup de policiers en civil. Des adolescents sont engagés pour repérer les journalistes étrangers. Ces jeunes forment un cercle autour d’eux. Vient ensuite un agent qui vérifie l’identité et les accréditations des personnes ciblées. Dans ce pays, il faut des cartes de presse émises par le gouvernement pour filmer dans la rue. Avoir les bons papiers dans les bons pays évite le risque d’être dépouillé de ses cartes et de son équipement. Sans compter l’emprisonnement qui s’ensuit.

Mandaté par l’Office national du film (ONF), une institution gouvernementale canadienne, une lettre officielle des producteurs ainsi qu’une carte de presse de la Fédération des journalistes du Québec en poche, lui a conféré un statut officiel et ouvert toutes les portes.

En route vers le Kurdistan irakien, Jesse Rosenfeld et Santiago Bertolino s’arrêtent dans les camps de réfugiés. Le recherchiste terrain, appelé fixeur, les accompagne d’une tente à l’autre vers des gens habitués aux équipes de tournage, venues les interroger sur la situation qu’ils vivent.

« C’était au début de décembre et il commençait à faire froid. La situation était très dure. J’ai constaté différents types de camps. Certains, soutenus par l’ONU, offrent des tentes solides. D’autres hébergent les nouveaux réfugiés que les autorités n’ont pas encore relocalisés dans les plus gros campements. Ils sont installés sous des toiles de plastique bleues, sans bougie pour s’éclairer, où ils doivent brûler des déchets trouvés par terre pour faire cuire leur nourriture. Paysans, médecins, pauvres et riches s’y côtoient, sans distinction de couches sociales », raconte le cinéaste engagé. 

Dans une scène du film, six membres d’une même famille s’entassent dans une petite tente : le grand-père, son fils, son épouse et ses enfants. Pendant que le père répond aux questions du journaliste, le grand-père interrompt son fils, remettant en question l’utilité de se confier à la presse.

« Pourquoi tu leur parles, lui dit-il; de toute façon, on perd notre temps. Ces journalistes ne vont rien changer à notre réalité. » Pourtant, le vieil homme ne peut s’empêcher d’ajouter, dans un moment de détresse, qu’il a vu des gens se faire décapiter dans son village, comme si, malgré tout, il avait le besoin d’expliquer au reste du monde ce que lui et les siens vivent.

Ces deux journées d’entrevues intenses, le cinéaste engagé aurait aimé les prolonger, si ce n’est que pour observer de l’intérieur la vie au quotidien de personnes affligées par un conflit interminable.

Les scènes de désolation se succèdent. On dirait des images de fin du monde, inhumaines et violentes. Des ruines, des corps mutilés aperçus dans un camion, que de la haine.

La population yézidie avait fui la ville quelques semaines auparavant. Certains avaient laissé leurs bagages derrière eux, d’autres avaient abandonné leur voiture. « J’étais arrivé à 4 heures du matin à Erbil au Kurdistan et à 9 heures, je filmais ces scènes-là. C’était la première fois que je voyais des cadavres de proche », confie-t-il. Des corps ramassés par les peshmergas, « ceux qui affrontent la mort », ces combattants des forces armées kurdes qui, de concert avec les Américains, donnent la position de l’ennemi pour que ces derniers procèdent à des frappes ciblées sur les militaires de l’État islamique.

Comment peut-on tourner des images aussi horribles? « Je me suis mis dans ma bulle, j’essayais de ne pas bouger, je me suis concentré sur la technique et j’ai tourné mes plans. »  Ces images sont montrées dans le film mais, dans la séquence suivante, elles sont suivies de la réaction du journaliste qui livre à chaud ses émotions. Une sorte de debriefing à la caméra.

Les dernières scènes en zone de guerre sont saisissantes. Les peshmergas à leur côté, journaliste et caméraman, veste pare-balles endossée et casque militaire solidement attaché, marchent tête baissée. Les balles de snipers sifflent à leurs oreilles. Impossible de savoir d’où elles viennent. Une balle peut frapper n’importe quand. Sur le chemin, ils croisent un charnier.

Arrivés sur la colline, se trouvent, à 150 mètres, les artilleurs de l’État islamique. « Un militaire m’aide à placer la caméra dans la meurtrière d’un abri fait de sacs de sable, au même endroit où les tireurs d’élite se positionnent pour surveiller l’ennemi. Je ne vois rien. Les habitants sont invisibles, cachés. Des balles sont tirées, mais l’État islamique est toujours fantomatique. Je suis couché, la caméra au-dessus de moi, les yeux fixés à l’écran. » Telles ont été les quinze minutes les plus longues vécues par le cinéaste aux nerfs solides. 

 

Produit par l’ONF, « Un journaliste au front » sort en salle le 3 mai 2017, simultanément à Montréal (Cinémathèque québécoise) et à Québec (Cinéma Le Clap).