Fernand Dumont et le débat entre « nationalisme civique » et « nationalisme ethnique »

2017/05/01 | Par Pierre Dubuc

Dans l’édition du 29 avril du Devoir, Serge Cantin commémore le 20e anniversaire de la mort de Fernand Dumont, décédé le 1er mai 1997.

Cantin rappelle que Dumont avait suscité une vive polémique dans les milieux intellectuels souverainistes en osant formuler la question suivante dans Raisons communes : « Si nos concitoyens anglais du Québec ne se sentent pas appartenir à notre nation, si beaucoup d’allophones y répugnent, si les autochtones s’y refusent, puis-je les y englober par la magie du vocabulaire ? L’histoire a façonné une nation française en Amérique ; par quelle décision subite pense-t-on la changer en une nation québécoise ? »

En fait, Fernand Dumont a été la tête de turc des partisans du « nationalisme civique ». Ils ont élaboré leurs positions en polémiquant contre celles développées par Dumont, particulièrement dans son œuvre maîtresse Genèse de la société québécoise. Sociologue, essayiste, théologien, poète, Dumont a été associé de près au Parti québécois. En 1976, il est nommé au poste de sous-ministre du Développement culturel et c’est à ce titre qu’il cosigne le livre blanc qui allait mener à la rédaction de la Charte de la langue française en août 1977. Il s’applique également à élaborer pour le gouvernement du PQ, en collaboration avec Guy Rocher, une politique de développement culturel rendue publique en 1978.

Dans Raisons communes, Dumont défend une conception culturelle de la nation. « La nation est d’abord une communauté d’un héritage historique », écrit-il qui « privilégie avant tout une identité venue du passé, où la mémoire joue la fonction première ». La nation culturelle, selon Dumont, naît après l’échec des Patriotes de 1837-1838 et s’articule autour des valeurs cléricales – la religion, la famille et la langue française – et son objectif premier est la survivance.

En dépit des transformations survenues lors de la Révolution tranquille, Dumont reste attaché à ce modèle, ce qui entraîne quelques problèmes théoriques. Par exemple, dans Raisons communes, Dumont soutient avec justesse que « le Québec n’est pas une nation » en refusant d’identifier nation et État, mais il erre totalement lorsqu’il affirme : « On parle couramment de nation québécoise. Ce qui est une erreur, sinon une mystification. »

Dumont reste accroché à la vieille définition de la nation canadienne-française et récuse l’utilisation du territoire comme critère de la définition de la nation. « L’histoire, écrit-il, a façonné une nation française en Amérique ; par quelle décision subite pense-t-on la changer en une nation québécoise ? »

Dumont n’accepte pas la faillite du grand rêve canadien. Dans Raisons communes, il parle du Canada comme « d’un long malentendu historique », d’une « méprise prolongée », d’une « ambiguïté ». Il écrit : « L’échec d’une communauté canadienne est une tragédie pour tout le monde. Dans un continent anglophone, la nation francophone aurait pu trouver dans la fédération un point d’appui solide en Amérique ; de même, les Canadiens-anglais auraient pu construire avec nous un État solide où les uns et les autres se seraient sentis à l’aise, fiers de nos différences comme de nos convergences. Nous n’avons pas réussi. »

Dumont, c’est l’idéologue non pas de l’indépendance du Québec, mais de la souveraineté-association, du projet péquiste de 1980 dont le but était de proposer une nouvelle entente au Canada anglais comme l’affirmait le titre du livre blanc publié sur le référendum.

S’il faut donner raison à Dumont de souligner l’importance de la culture dans la définition de la nation contre les « modernistes », partisans d’une « culture commune civique » totalement désincarnée, il faut critiquer le contenu de la culture à laquelle il s’accroche. Dumont n’a jamais accepté l’idée de la laïcisation de la culture québécoise au cours des années 1960. « La laïcisation s’accompagne, souligne-t-il dans Genèse de la société québécoise, d’un flottement de la culture collective qui, en si peu de temps, n’a pu se donner encore de nouveaux repères éthiques qui soient communément partagés. » Il continue à chercher ces « repères éthiques » dans le catholicisme qui lui apparaît comme « susceptible d’apporter une contribution originale. »

Son soutien aux institutions religieuses l’amène à se méprendre complètement sur le sens des rébellions de 1837-1838, qui lui apparaissent comme « le symbole pathétique d’une impasse dans l’édification de la conscience historique d’un peuple. »

L’« impasse » réside dans la contradiction qu’il voit entre, d’une part, les vieilles institutions féodales, héritées de l’ancien régime français et consolidées par les Britanniques après la Conquête, que sont le système seigneurial, le droit civil français et la religion, et, d’autre part, la République et les valeurs démocratiques républicaines. Pour Dumont, « le projet de république conduit dangereusement à l’assimilation ». La République est quasiment synonyme d’une annexion aux États-Unis.

Il écrit : « L’idée de nation et celle de république se rencontrent ; elles n’arrivent pas à se fondre. Chacune est un réactif par rapport à l’autre. Si la république est volonté d’égalité, il faudra montrer que les institutions nationales héritées s’y conforment. Sinon, n’aura-t-on pas à supprimer ces institutions pour que la république advienne selon la pureté de ses principes », écrit-il.

Il présente le projet patriote comme un projet de « nationalisme civique » pur qu’il oppose au « nationalisme ethnique » de la survivance. Il présuppose que même la langue française n’aurait pu être préservée dans le projet républicain. « La langue elle-même, qui fait exception sur le continent nord-américain, comment en justifier la perpétuation autrement que comme un héritage du passé ? Elle n’est pas plus d’essence démocratique que les autres parlers. » À preuve, selon lui, le fait que le Manifeste de 1838 de Nelson reconnaissant le français et l’anglais comme les deux langues officielles.

Étrange analyse, comme si la situation du milieu du XIXe siècle était regardée avec les yeux du rédacteur de la Loi 101 de 1977 ? Dans une société paysanne comme la société bas-canadienne de l’époque, les risques d’anglicisation n’étaient pas du tout les mêmes que dans la société industrialisée et urbaine des années 1960. Un gouvernement des patriotes dans une république bas-canadienne indépendante très majoritairement francophone aurait pu adopter toutes les législations nécessaires pour assurer, non seulement la survie, mais surtout l’épanouissement et le développement de la collectivité francophones.

C’est comme si Dumont ne voyait de « survivance » qu’à l’ombre de l’Église et de la Couronne britannique ou de la Constitution canadienne. Les idées démocratiques et républicaines sont synonymes d’assimilation et d’annexion aux États-Unis.

S’il faut défendre Dumont contre les « modernistes » partisans du « nationalisme civique » à la Trudeau, présents même dans le camp souverainiste, qui définissent la nation à partir de la Charte des droits, il ne faut pas hésiter à critiquer ses faiblesses et ses errements théoriques et politiques.

D’autant plus qu’avec le report aux calendres grecques de l’indépendance par le Parti Québécois et l’importance du discours identitaire, plusieurs intellectuels nationalistes, tel Mathieu Bock-Côté, flirtent avec les vieilles conceptions du nationalisme canadien-français, y compris les valeurs du catholicisme.

Pour sortir du faux débat entre partisans du « nationalisme ethnique » versus partisans du « nationalisme civique », il faut rappeler quelques notions de base.

Tous les citoyens du Québec sont des Québécois, mais il existe sur le territoire du Québec une nation québécoise francophone, c’est-à-dire une communauté historiquement constituée, puisant ses origines en Nouvelle-France et ayant assimilé au cours des siècles des gens de différentes origines. Une nation n’est pas un phénomène éphémère, mais bien le résultat de relations durables et régulières résultant d’une vie commune de génération en génération. En plus de son histoire commune, cette nation a une langue commune, le français, une culture commune, un territoire commun, le Québec, et une vie économique commune.

Sur le territoire québécois, on trouve également une minorité anglophone, différentes minorités nationales, en plus des nations autochtones. Tous sont Québécois de plein droit.