Chronique de l’acculturation

2017/05/16 | Par Simon Rainville

Décidément, les littéraires sont bien pessimistes. Après que Jonathan Livernois ait arpenté La permanence tranquille et Isabelle Daunais cartographié Le Roman sans aventure d’un Québec vivant une idylle hors de l’Histoire, voilà que Maxime Blanchard va encore plus loin : Ce n’est pas que le Québec soit anhistorique ou idyllique; Le Québec n’existe pas, clame-t-il. Tout simplement pas.

Ce triste constat lui vient de son exil new-yorkais d’où il observe « l’anonymat national » de sa province. « Dans cette ville, précise-t-il, il vit non pas indifférent au Québec, mais prémuni du Québec ».

Il ne faut pas prendre à la légère les constatations des littéraires, s’il faut croire Tzevan Todorov, pour qui « la littérature est la première des sciences humaines ». Il faut à tout le moins reconnaître que c’est actuellement de leur côté que la réflexion la plus stimulante – et la plus virulente –  sur « l’être québécois » se fait.

Il est difficile d’expliquer le ton et le propos de l’auteur. L’alter ego de Blanchard, Éric Langevin, une sorte de Pierre Falardeau qui rencontre Bernard Émond, la littérature jouale, Michèle Lalonde et Alain Deneault, livre ses réflexions sur « la bêtise planétaire », sa nation en décomposition et le consumérisme. Imaginez le résultat hétéroclite.

Il n’y a pas que du bon dans ce livre à la frontière de la chronique, du journal et de l’essai, livre qui souffre davantage qu’il ne tire profit de son hybridité. L’utilisation excessive des anglicismes, voire l’écriture de paragraphes entiers en anglais, agace en soulignant à trop gros trait le propos de l’auteur. Cela dit, il faut donner à Blanchard la capacité de relever efficacement la duplicité linguistique du Québécois.

Cet énorme défoulement a les défauts de ses qualités. On ne peut s’empêcher de penser à Marguerite Blais, qui a affirmé qu’elle irait manger du couscous en guise de solidarité envers la communauté musulmane lors de l’attentat de Québec, lorsque l’auteur dénonce l’hypocrisie et l’inconséquence derrière la pseudo-ouverture à l’autre érigée en valeur indépassable du multiculturalisme qui confine les immigrants « à leur quétainerie minoritaire ».

On exulte lorsque Blanchard s’en prend à l’anglophilie d’une certaine élite montréalaise, à la vacuité de trop nombreux universitaires ou encore lorsqu’il attaque la téléréalité et la publicité débilitantes. On reconnaît du vrai dans l’hypocrisie des médias habillement dénoncée : « Après n’avoir montré que des Noirs qui dévalisent des bijouteries, explique-t-il, que des Arabes qui détournent des avions et que des Juifs hassidiques qui n'ont pas de contravention le samedi, les médias se désolent de l’intolérance ». On le suit encore dans la critique de l’abysse formée par les réseaux sociaux : « Il vit, explique Blanchard en parlant du personnage principal, dans ce monde de commentaires gratuits et cruels, ce monde dénigreur de tout, mais révolté de rien ».

La dénonciation s’arrête malheureusement en chemin. Que faire pour contrer ces bêtises, pour se révolter? À l’instar de son alter ego, Blanchard appelle moins à changer le monde qu’il fait montre de son dénigrement. C’est là que le bât blesse : l’auteur rabat son cynisme et son individualisme sur le monde qu’il nous décrit comme cynique et individualiste, dépréciant ainsi le propos. Faire le procès du Québec sans y proposer de pistes de solution est trop souvent la norme dans les essais québécois, signe peut-être le plus frappant que tous les pans du Québec sont en crise.

« Ni devenu pays ni passé à l’anglais, argumente-t-il, le Québec n’en finit plus de geindre (…) Ce n’est pas la souveraineté qui est rampante, mais la disparition. C’est couché de tout son long que le Québec aura fait son règne ». Blanchard, il va sans dire, affirme que l’indépendance est nécessaire et nous sommes tout à fait d’accord. Mais après? Devenir un pays arrêtera-t-il l’autoacculturation, la surconsommation, la glorification des sports et autres travers du Québec?

Les médias ont généralement salué le courage et la lucidité de l’auteur, tout en dénonçant son « radicalisme », terme à la mode s’il en est. Si le ton est plus ardent et baveux que celui de la plupart des œuvres actuelles, le propos n’est cependant pas nouveau. Il demeure que Blanchard ose écrire sur des sujets tabous comme le désir de taire rapidement la tentative d’assassinat contre Pauline Marois.

Si Le Cassé de Jacques Renaud, publié en 1964, soit quatre ans avant Les Belles-Sœurs de Michel Tremblay, était révolutionnaire parce qu’il utilisait brillamment le joual et montrait la dépossession de la classe ouvrière québécoise, Le Québec n’existe pas ne convainc pas toujours en utilisant le franglais et en peignant une intelligentsia déracinée, assoiffée de bien-être, de parures et de parjures.

Il faut cependant reconnaître à Blanchard une certaine verve dans sa dénonciation des tares qui devraient être des évidences. Au terme d’une réflexion sur l’immigration et l’improbable métissage entre les nouveaux arrivants et les Québécois dans une lutte pour une nation francophone, il affirme par exemple: « Le Québécois de souche et l’immigrant insensible [à la survie de la culture francophone] ne peuvent se rencontrer qu’en devenant canadian : citoyenneté neutre, passeport rassembleur et langue anglaise ».

Le titre demeure néanmoins en partie énigmatique lorsque nous refermons la dernière page tant Blanchard décrit un processus planétaire. Il le dit d’ailleurs dès le départ lorsqu’il attaque « la gigantesque bêtise québécoise, si exemplaire de la sottise globale (sic) ». La confusion laissée par cette double dénonciation de la stupidité planétaire et québécoise nuit au propos.

Il est difficile de voir en quoi c’est précisément le Québec qui n’existe pas lorsqu’il dénonce la propension d’une certaine intelligentsia à considérer la planète (anglo-saxonne, svp!) comme son terrain de jeu, la perte dans le consumérisme et la publicité, la laideur et l’hypocrisie des riches.

Bien sûr que le Québec se meurt, mais c’est l’Occident au complet qui se vide de son sang. La crise est peut-être seulement plus vive dans les presque pays qui ont refusé leur liberté, deux fois plutôt qu’une. Une identité incertaine s’érode plus facilement devant le déluge.

Cette haine de soi, voire cet inintérêt pour soi, n’est pas propre au Québec, et chaque petite nation doit en faire l’expérience puisque son existence ne va pas de soi, oscillant confusément entre le désir de préserver son unicité et l’envie d’être reconnue par les grandes nations, c’est-à-dire de s’y fondre.

Pour s’en convaincre, il faut relire Le Rideau de Kundera. Il y réfléchit au provincialisme étroit des petites nations qui croient qu’ils n’intéressent pas le « grand contexte » international et jugent leur production culturelle inférieure à celles des grandes cultures, alors que l’ethnocentrisme des grandes nations les fait sombrer fatalement dans un provincialisme national les coupant des autres cultures. Par exemple, le Français qui ne lit que le français et la littérature française est-il moins provincial que le Québécois qui croit qu’il faut lire l’anglais et la littérature anglo-saxonne pour exister internationalement?

Aujourd’hui, les grandes cultures se fondent malheureusement de plus en plus elles aussi dans la lave du volcan états-unien, qui ne sait que recracher une culture uniformisée. Le grand contexte formé des cultures dominantes se dissout devant le sous-contexte anglo-saxon qui se prend pour une supra-culture. Le Québec ne fait pas le poids devant ce phénomène, et trop nombreux sont ceux qui ont déjà capitulé.

Un an avant le référendum de 1995, Pierre Vadeboncoeur écrivait ce passage tristement lucide dans une lettre destinée à Paul-Émile Roy : « Le Québec est actuellement le meilleur poste d'observation au monde pour découvrir jusqu'à quel point et combien intimement les civilisations sont en train de se faire culbuter, vider... Le Québec, naturellement, disparaîtra le premier ».

Deux décennies plus tard, force est d’admettre que son pronostic est en voie de se réaliser. Maintenant que plusieurs ont établi leur diagnostic, il est pressant que l’on invente le remède pour guérir ce mal.

 

Maxim Blanchard, Le Québec n’existe pas, Montréal, Varia, 2017.