Réplique au chroniqueur Dan Delmar de The Gazette

2017/06/02 | Par Claude G. Charron

Dan Delmar est un chroniqueur fort apprécié à la Gazette. La raison vient sûrement du fait que ses patrons parient énormément sur lui compte tenu de la  grande aisance qu’il a à casser du sucre sur le dos des nationalistes québécois. Et il l’a fait de sournoise façon dans son texte du mercredi 12 avril intitulé Why worry with studying systematic racism

La Gazette ne pouvait trouver meilleure personne afin d’user jusqu'à la corde le filon voulant que le rejet de l’étranger fasse intrinsèquement partie du modus vivendi de la majorité francophone au Québec.

 

Des aïeuls arrivés trop tôt au Québec

Delmar a déjà décrit l’arrivée au Québec de ses grands parents dans les années cinquante. Ils auraient eu le déplaisir à devoir inscrire leurs enfants à l’école anglaise malgré le fait que, venant du Maroc, ils avaient un réel penchant pour la culture française.    

Delmar ne mentionne pas que ses aïeuls ont atterri au Québec  en un temps  où l’Église catholique y était omniprésente. C’était l’époque du chapelet en famille récité par le cardinal Léger à la radio, un cardinal refusant toute forme de coexistence entre catholiques et gens d’autres crédos, ne  pouvant envisager que des écoliers aient des camarades dont papa et maman n’eussent point été baptisés catholiques.   

Au Québec, c’était la toute fin d’une époque où la parité entre évêques et laïcs au sein du Conseil catholique du Département de l’Instruction publique conférait aux premiers une influence prépondérante sur les seconds. Or, les astres étaient alors en train de se réaligner. Si, pendant des décennies, les intérêts de l’Église du Québec avaient pu coïncider avec la survie du peuple québécois, cela devint de moins en moins vrai  à la fin des années cinquante.

Et le branle-bas général éclata : début de la  Révolution tranquille en 1960, Loi 101 en 1977 et surtout Loi 109 en 1997 qui fit qu’en tant que ministre  de l’éducation, Pauline Marois ait pu revendiquer et a obtenu d’Ottawa un amendement constitutionnel faisant que les commissions scolaires au Québec allaient dorénavant être régies à partir de critères linguistiques plutôt que confessionnels.

 

La Révolution tranquille : rien de transcendant pour Delmar

Un tel branle-bas aurait dû rapprocher le chroniqueur des choix de ses grands-parents à leur arrivée au Québec. Ça ne s’est pas produit et la perception qu’il a retenue de la majorité francophone semble être le pur produit d’un trop  long séjour sur les bancs des écoles du  Protestant School Board of Greater Montreal.  

Ce serait donc avec ce qu’on lui a appris de la « société d’accueil » que Delmar répond au questionnement que pose son ambitieux titre dans sa chronique du 12 avril, à savoir : pourquoi les nationalistes craignent-ils une enquête sur le racisme systémique. 

 

Dan Delmar le 12 avril: « Tout nationalisme engendre du racisme systémique et le Québec ne fait pas exception »

À penser ainsi, le chroniqueur de la Gazette place le Québec dans un étau impossible à desserrer. Selon lui, quoi qu’il fasse,  tout  gouvernement québécois marche sur la corde raide du  racisme systémique.  Une tendance déjà en gestation quand l’équipe du tonnerre de Lesage a décidé d’amorcer la décléricalisation de notre système d’enseignement afin que n’arrive plus ce qu’avaient vécu ses grands parents.

Exemple de la manière de penser tordue de Delmar, c’est quand il dit comprendre que les nationalistes québécois ne sentent moins racistes depuis que le magazine Maclean’s a classé  Winnipeg comme étant la plus raciste des villes canadiennes. « Mais, s’empresse-t-il d’ajouter, quand on juxtapose au racisme ordinaire la xénophobie linguistique institutionnalisée que constituent la Police de la langue et l’Office québécois de la langue française, il faut bien dire qu’une telle discrimination envers les anglophones et les autres minorités linguistiques appartienne à de la xénophobie systémique, sinistre cousine du racisme».   

À quelque 15 mois des élections générales au Québec, on ne sait maintenant que trop bien pourquoi Philipe Couillard a décidé d’instituer une commission d’enquête afin de connaître le degré de « racisme  systémique »  dans la société québécoise. Dans sa chronique, Delmar nous montre bien à quoi on peut s’attendre.  Un grand nombre de personnes qui se présenteront devant les commissaires feront le procès du Québec comme quoi cette société est xénophobe, raciste et islamophobe.

Et dans le contexte actuel, ce sera l’islamophobie qui deviendra la plus grave accusation intentée à la majorité pendant ces audiences publiques.  Dans sa chronique du 12 avril,  Delmar en plante déjà le décor en consacrant quatre paragraphes où il  pointe  un doigt accusateur vers Bernard Drainville et sa Charte des valeurs.

On est en droit de se demander comment il se fait que des débats sur l’identité ne puissent avoir lieu au Québec sans que l’on se fasse accuser de xénophobie et de pratiquer le racisme systémique, voire l’islamophobie. 

La réponse se trouve dans les 234 années de frustrations qu’ont eues à vivre les Britishs depuis qu’ils se sont installés au Québec. C’est ce que nous tenterons de démontrer dans une série de deux ou trois autres textes qui suivront la publication du présent texte,  lequel  ne se contentera que d’aborder les premières années du voisinage de ce qu’avec le temps,  l’on a convenu d’appeler « les deux solitudes ».

 

Les 234 années de frustration de nos Anglos         

Si Delmar connaissait mieux notre histoire, il comprendrait vite que, n’acceptant point de se sentir comme étant une simple minorité au Québec, nos Anglos ont toujours eu tendance a pratiquer le racisme systémique envers la majorité francophone, soft à certaines époques, mais très dure à certaines autres. Cette pratique leur a toujours servi à enfouir une incessante et interminable frustration s’allongeant sur 234 années, soit de 1783  à nos jours.  Prenons donc grand soin de retirer la poutre qui obstrue la très fourchue vision de notre histoire qu’entretient Delmar.

Cette frustration  remonte à 1783 quand les loyalistes refusant de vivre dans la nouvelle république appelée États-Unis, ont en grand nombre décidé de venir  s’installer dans la toute récente Province of Quebec. Quelle stupeur d’apprendre que le Quebec Act de 1774 avait établi que, en matières civiles, les lois françaises s’appliquaient dans cette pourtant très british province.

De constantes pressions ont alors été exercées pour que Londres règle le problème. La solution envisagée a été de  « partitionner »  la Province of Quebec. Cela fut fait par l’Acte constitutionnel de 1791.  Et cette solution fut ressentie comme une grande délivrance de la part de tous ces « réfugiés politiques » ayant eu la veine d’avoir atterri en Canada sur un territoire  situé à l’ouest de la Rivière Baudet dans un espace qui allait dorénavant s’appeler «Haut-Canada ».

Or, il faut bien comprendre que, parmi l’ensemble des loyalistes  la solution choisie par Londres a  engendré un bon nombre de mécontents. En effet, cette « partition » de territoires avant le terme ne pouvait que mécontenter ces pauvres loyalistes  confinés à vivre à l’est de cette rivière Baudet, dans ce  Bas-Canada à leurs yeux trop français, trop catholique. Et, également, aussi surprenant qu’on puisse le penser, à tendance par trop républicaine.   

 

Un Bas-Canda au penchant déjà républicain  

En outre de diviser la province de Québec en deux, l’Acte constitutionnel de 1791 avait surtout eu comme avantage d’instituer une  Chambre d’Assemblée pour chacune des deux nouvelles provinces créées.

Ce qui, en ce sens, décida Londres est le fait que les loyalistes,  arrivés en grand nombre après la ratification du Traité de Versailles, avaient conservé le goût des délibérations publiques auxquels ils furent habitués dans les colonies de  Nouvelle Angleterre qu’ils avaient fuies.

Mais ils ne s’attendaient guère à ce que les nouveaux sujets de sa Majesté,  ces « impénitents papistes »,  aient également un égal goût  à débattre de la chose publique. Les prenant pour des illettrés et des incultes, on avait douté d’un tel désir de liberté.

C’était trop vite oublier que les sept  mois de l’invasion  américaine de 1774 -1775  avaient laissé des traces dans la population. Alors que le gouverneur Carlton était prisonnier dans une ville de Québec assiégée, les trois Lettres du Congrès de Philadelphie lues à haute-voix aux portes des églises avaient éveillé la population au plaisir et à la nécessité de discourir des affaires de la cité.   

Dans un récent texte, je décrivais l’enthousiasme des Canadiens à faire, au grand damne des autorités religieuses, bon accueil aux milices américaines.  

La plupart de nos historiens ne font que peu de cas de cette invasion du territoire et des cœurs, laquelle n’a durée que sept  mois. Mais qui veut comprendre l’évolution de la pensée religieuse au Québec d’aujourd’hui se doit de bien saisir toute la dynamique qu’a engendrée cet événement particulier ainsi que la Révolution française qui l’a suivi.

À bien saisir la portée de ces importants événements sur ceux qui nous ont précédés en sol laurentien permet de mieux comprendre ce qu’est devenue tant sur les plans culturel que religieux la société québécoise en 2017.  

C’est en faisant collectivement un retour historique sur les années 1778 et 1779 trop effacées dans notre mémoire collective que, tant l’imprimeur Fleury Mesplet que l’intellectuel de haut niveau qu’a été Valentin Jautard,  finiront par prendre l’importance que tous deux ont pourtant eue dans notre histoire.

C’est en juin 1775 que Mesplet décide de rester à Montréal plutôt que de suivre les milices américaines dans leur retraite face à  l’éminente arrivée dans la ville d’un fort contingent de soldats dirigé par le gouverneur Carlton.   

Ce qu’il faut bien saisir ici, c’est que cette détermination du voltairien Mesplet à fonder un journal permettant les échanges d’opinions devant amorcer tout un bras-de-fer entre laïques progressistes et les autorités religieuses, un bras-de-fer  qui s’est prolongé jusqu'à notre trop bien tranquille Révolution tranquille.

Du moins jusqu’en 1840, la hiérarchie catholique a toujours eu à interpeler  le gouverneur pour qu’en échange de sa fidélité à la Couronne britannique, il utilise tous les moyens pour empêcher la propagation de la philosophie des Lumières parmi ceux que depuis leur flirt avec les milices américains, elle appelle « les insoumis ».

Ce furent souvent par des gains piteux que les efforts du haut clergé ont été récompensés tellement on se méfiait de ces « papistes » au Foreign Office  où  on souhaitait plutôt que l’anglicanisme remplace le catholicisme dans la province.

Il a fallu la défaite des patriotes de 1838 pour que la confiance finisse par régner, et pour que  cesse cette volonté assimilatrice qui allait jusqu’au blanc-seing  de Londres dans la nomination des évêques et au formel refus d’immigration de prêtres en provenance de France dans le but de combler les vacances causées, les incapacités et les décès.  Ainsi que les défroques.

Il faut absolument connaître ce contexte pour bien saisir tout ce que provoqua l’arrivée du premier journal fondé par Mesplet à Montréal.    

 

La Gazette du commerce et littéraire de Montréal n’est pas l’ancêtre de la Montreal Gazette

Ce que Delmar ne semble pas avoir appris à l’école, c’est qu’il est mensonger de la part de la direction actuelle de The Montreal Gazette  d’écrire en grosses lettres chaque jour du haut de sa page  éditoriale: « FOUNDED JUNE 3, 1778,  BY FLEURY MESPLET».  C’est à la fois de la fanfaronnade et un gros mensonge. 

Quand on connait véritablement ce qu’a été La Gazette du commerce et littéraire de Montréal  fondée par l’imprimeur d’origine française ce 3 juin 1778, comment prétendre ensuite que la  Montreal Gazette de 2017 en est issue?   

Il y a proprement une insulte  à l’intelligence de la part de la direction de faire croire une telle linéarité à ses lecteurs avec un   journal qui a pourtant  été commandée en 1775 par le Congrès de Philadelphie dans le but express de rallier les Canadiens à la volonté  de leurs compatriotes de se détacher de la Grande-Bretagne.

 Arrivé à Montréal quelques jours avant que les milices américaines s’y retirent et que Carlton soit revenu en tant que gouverneur, Mesplet  savait pertinemment qu’il ne pouvait plus penser à fonder un journal qui fera l’apologie du républicanisme.   Un premier emprisonnement de 26 jours avait amplement suffi à lui faire connaître la limite à ne point dépasser.   

 

Fleury Mesplet : grand précurseur de notre laïcité

Il aura donc plutôt l’intention de ne prêcher dans son journal que la pensée voltairienne qui l’habitait.  Une intention qui, dès le départ, ne pourra qu’irriter au plus haut point Jean-Olivier Briand, évêque de Québec et le sulpicien Étienne de Montgolfier à la fois son coadjuteur à Montréal et grand seigneur de la totalité de l’ile de Montréal.     

Ce que ces deux prélats appréhendaient davantage dans cette possible diffusion des idées de Voltaire et de la Philosophie des Lumières, était le fait que, dans cette pensée, l’être humain y était placé au centre de la démarche. On y insistait pour que tant l’homme dans sa généralité (incluant la femme) trouve son bonheur dans sa propre recherche de la vérité et non dans une « vérité révélée » professée par quelque religion que ce fusse, surtout pas en tout cas dans la catholique qualifiée d’«infâme » par l’auteur de Candide.  Partant de ce fait, ce n’est évidemment point aux loyalistes réfugiés au Canada que Mesplet désirait s’adresser par l’intermédiaire du  journal à fonder.    

Au sortir donc de ses 26 jours de réclusion, Mesplet savait qu’il aura à a procéder doucement afin ne point  réveiller les soupçons de Carlton. Aussi paradoxale que cela puisse paraître, l’imprimerie, qu’il met dès lors en  activités, sert  uniquement, et pendant trois ans,  à produire des documents de piété que lui commandaient plusieurs associations et confréries religieuses.   

Cette production à saveur catéchistique lui permet d’anticiper qu’il va bientôt  pouvoir être économiquement capable de publier le premier numéro de sa chère Gazette.  En début d’été 1778,  tout est prêt pour le grand jour. Et Mesplet  de retenir es services de Valentin Jautard, un  brillant homme  de lettres  qui l’appuiera  en tant que chroniqueur.  

 

1778 -1779  victoire, puis défaite de la liberté d’expression  

Tout comme Mesplet, Jautard était  natif de France. Homme de grande culture, il avait l’intention d’écrire des chroniques  tout en continuant de pratiquer sa profession d’avocat. Or, au moment de la parution du premier numéro, les deux compères  ne savent pas encore que le gouverneur  avait décrété un ordre d’expulsion contre eux.

 Ce ne fut  qu’en début d’été, qu’ils en eurent vent. Carlton  rappelé à Londres, Mesplet et Jautard auraient souhaité  la clémence de  son successeur, mais  ils apprennent vite qu’il n’en est rien.  

D’origine suisse et de foi calviniste, Haldimand était pourtant en général acquis à la liberté d’expression. Mais Londres était toujours en guerre contre les rebelles américains et le militaire en lui devait en tenir compte. Et  tenir compte de l’avis de l’évêque de Québec. Il est d’ailleurs  probable que ce fut Briand lui-même qui lui aurait appris que Jautard s’était tout autant compromis que son patron avec l’occupant puisque  le  2 novembre 1774, il faisait partie des Canadiens venus remettre une lettre de  bienvenue au général Montgomery lors de son entrée à Montréal.  Il en était d’ailleurs l’auteur. 

Le 19 août 1778, dans le 12e numéro de la Gazette du commerce  littéraire de Montréal, l’imprimeur se dit persécuté et fait appel à ses souscripteurs se disant prêt à se désister de son poste si ceci pourrait aider à la sauvegarde de la toute naissante institution.

N’ont pas été sourds à cet appel, vingt de ces dits souscripteurs qui  acceptent tout de go de signer une pétition à l’adresse  du gouverneur où la conduite de Mesplet est fortement louangée   «La loi qui s’est imposée de ne traiter des matières qui ne regardent ni l’État ni la religion, insistent les pétitionnaires, nous prouve sa délicatesse. Nous y voyons que des instructions pour les jeunes gens et du plaisir pour tous».

Devrait être placé comme une grande marque de la maturité de notre peuple le fait qu’en cet été 1778,  vingt Canadiens ont été assez futés pour demander au gouverneur, - et ceci en plein temps de guerre -,  de respecter la liberté d’expression. Et ils ont gagné.  Si le numéro 13  de leur hebdo ne parait pas le 19 août,  il parait le 2 septembre mais, cette fois,  sous un nom écourté.  Dans ce qui s’appellera maintenant La Gazette littéraire de Montréal.  Mesplet y écrit qu’il doit  « à l’équité de son Excellence et aux témoignages sincères de plusieurs citoyens respectables la possibilité de continuer».  

Tant Briand que de Montgolfier furent furieux de la clémence d’Haldimand.   Pour eux, La Gazette littéraire était loin d’être un simple journal pour dilettantes. Elle visait plutôt à développer les facultés intellectuelles des Canadiens en luttant contre l’analphabétisme et en répandant dans le milieu de la bourgeoisie pensante les œuvres de Voltaire et des autres philosophes des Lumières,

Était en fait subtile la stratégie utilisée par Mesplet pour ne pas indisposer le gouverneur tout en irritant le moins possible tant l’évêque Briand que de Montgolfier. C’est ainsi que l’imprimeur plaçait toujours à la une un  texte de ceux qu’on appelait les  « antiphilosophes » - les plus fréquents de ces textes  portant la signature de  « L’Anonyme », le pseudonyme par lequel se cachait Bernard Well, le directeur des jésuites à Montréal.  

C’était en dernière page  que, sous le pseudonyme du Spectateur tranquille et avec une plume affinée que Valentin Jautard réfutait l’argumentation du père Well ou de quelqu’un des autres antiphilosophes  dont le texte pouvait se trouver  à la une. Les deux pages intérieures servaient  tout autant à de la publicité qu’à des lettres ou de textes soutenus reçus de souscripteurs prenant partie pour l’un ou l’autre des clans s’affrontant en pages extérieures. Quelle belle liberté d’expression pour un aussi jeune peuple!  Mais attendez la fin.     

Tout roula assez bien  jusqu’à l’édition du 30 décembre de la Gazette littéraire où à la une, Mesplet demande à Haldimand de cautionner l’Académie à l’honneur de Voltaire. Le grand écrivain avait rendu l’âme le 30 mai, donc quatre jours avant la parution du premier numéro de la Gazette, mais ce n’est que le 16 septembre que le journal ait été en mesure d’en annoncer le décès. 

Dans cette édition du 16 septembre ainsi que dans les quatre suivantes, la Gazette publia de larges extraits de l’Anti dictionnaire philosophique de Louis Mayeux-Chaudon, des écrits des  plus anti-voltairiens.  L’astuce choisie  par l’imprimeur était d’attendre au 21 octobre pour que soit réfuter en long et en large les propos de Chaudon  par L.S.P.L.E.T., le secrétaire nouvellement élu de la nouvelle Académie. 

Et c’est avec fort souffle que l’écrivain au nom caché sous six lettres majuscules fait l’éloge du regretté  Voltaire. « En démasquant, il a choqué.  Chacun s’est reconnu sous les traits sous lesquels il les a peints. Il était l’écueil du fanatisme, par conséquent ennemi de l’enthousiasme et de la superstition. »

Une telle louange ne pouvait qu’élargir le fossé entre, d’un côté, un nombre grandissant de notables gagnés aux idées voltairiennes et de l’autre, les autorités religieuses et leurs fidèles alliés, certains autres déjà rangés du côté de l’ordre établi, le plus connu étant le seigneur Hertel de Rouville qui en tant que juge, va ruiner le carrière et la santé de Valentin Jautard. Et par répercussion, la survie de la Gazette littéraire.

 

1779 : la descente aux enfers du couple Mesplet-Jautard

C’est à partir de janvier 1779 que les choses se corsent.  L’évêque  de Québec écrit à Haldimand pour dénoncer tant la nouvelle Académie voltairienne que le biais anti-religion de la Gazette littéraire qu’ il  considère comme étant une insulte autant à la religion anglicane du roi qu’à la catholique romaine. « Si le journal de Mesplet continue à paraître, exige Briand, il faudra que  votre Excellence nomme au moins un juge dont la fonction sera de censurer les textes avant leur diffusion. » 

La réponse d’Haldimand tardant à venir,  Briand et de Montgolfier se résignent alors à utiliser les cours de justice afin d’abattre leurs ennemis en s’appuyant sur  les bons services du juge Hertel de Rouville. Premier geste de celui-ci : soudoyer les justifiables  afin qu’ils ne fassent point appel aux services  de Jautard comme plaideur. Celui-ci voit  alors fondre ses ressources financières, une situation qui ne peut qu’entraver le fonctionnement du journal.     

Dans le numéro du 26 mai, Jautard décrit comment  le juge  a manœuvré pour qu’il soit rayé du Barreau. Dans une colonne tout à côté, Pierre du Calvet témoigne des entraves qu’a eu à surmonter Jautard  lorsqu’il le défendait devant de Rouville.  La grogne était telle que  l’ex-juge de paix que fut du Calvet se soit permis de lancer en plein prétoire :  « Vous vous comportez non comme un juge mais comme des avocats de la partie adverse. »

Le 2 mai sortira le 51e et dernier numéro de la Gazette littéraire. Quelques jours plus tard, Mesplet et Jautard sont jetés en prison sous la simple et unique raison qu’ils sont nés dans une France  qui vient de  décider d’aider militairement les rebelles américains à acquérir leur indépendance de l’Angleterre. Ils y resteront  pendant trois longues années, n’étant libérés qu’au moment où,  à l’été 1782, des pourparlers de paix de Versailles semblent aboutir.

 

Mesplet et Jautard aucunement alliés aux loyalistes

Avec tout ce long baratin,  mes lecteurs auront compris que je m’inscris en faux contre le fait que la direction de la Montreal Gazette  clame à chaque jour qui passe qu’elle a été fondée par Mesplet le 3 juin 1778. 

Cet hebdo que l’imprimeur a mis sur pieds  trois ans après le retrait des troupes américaines, se voulait d’abord un moyen de réduire l’influence d’une hiérarchie catholique, laquelle dès 1763, avait pris une ascendance énorme sur les Canadiens, ascendance qu’elle n’avait pas autant avant cette date fatidique.

Avant 1763, l’influence de l’évêque de Québec était en effet tempérée par des administrateurs de la colonie assez fortement lettrés mais pas tellement dévots. La même situation prévalait chez les marchands et les coureurs des bois, chacun d’entre eux étant  habitués à frayer avec des autochtones et des métis pas trop entièrement convertis au catholicisme. Tout ce beau monde a fait ses valises et a embarqué pour la France sitôt qu’il a su  que le Traité de Paris signifiait qu’étaient du domaine du passé leurs   beaux jours en Amérique.   

Après 1763, ne restaient plus ici comme population éduquée que  des professionnels tels que médecins et apothicaires, avocats et notaires, ces derniers étant plus nombreux que les autres, et de par la nature de leur métier, généralement plus conservateurs et  plus enclins à collaborer avec l’Occupant.

La vaste majorité du peuple canadien était formé de cultivateurs pour la plupart analphabètes. Quand, en juin  1775,  Mesplet  a décidé de ne pas suivre la délégation Franklin quittant Montréal, afin de remplir le mandat que quelques mois plus tôt lui avait confié le Congrès de Philadelphie, il ne sait que trop que ce ne sera pas les habitants illettrés qu’il rejoindra par sa Gazette, ceux-ci ne sachant lire et ne voyant aucune nécessité que leurs enfants fréquentent l’école. De toute façon, des écoles il n’y en avait  presque pas.   

C’est donc la petite bourgeoisie de notables que Mesplet  va tenter de rejoindre avec sa Gazette littéraire et en faisant venir des livres de France en tant que libraire. Et ce sera surtout les enfants de ces notables qui ont pu aller dans les quelques écoles dispersées sur le territoire et continuer par la suite leurs études secondaires dans un des collèges ou des séminaires dont la vocation première était  de former des jeunes gens à la prêtrise.

Avec ces deux projets, Mesplet se mettait automatiquement à dos les autorités religieuses en place. Il faut bien savoir que, depuis  l’invention de l’imprimerie qui a énormément aidé à la naissance et à l’expansion du protestantisme, Rome a réagi à ces courants individualistes par la Contre-réforme. Dorénavant, c’est le pape et les évêques qu’il nomme qui ont la charge d’interpréter le message évangélique.   

Ce qui est d’autant plus surprenant ici est le fait que le Québec était à un carrefour.  Depuis le traité de Westphalie du 24 octobre 1648 qui clôt la Guerre de Trente ans, c’est le principe de Cujus regio, ejus religio  qui est mis en vigueur en Europe. Les sujets se doivent de pratiquer la religion du prince. Après la révocation de l’Édit de Nantes en France, il ne reste  que  la Grande-Bretagne où ce principe n’a pas force de loi.

La singularité de La Gazette littéraire, c’est que Mesplet produise une feuille qui semble quelque peu remettre en question le  Cujus regio, ejus religio que défend Briand au près d’Haldimand. Après tout, la religion anglicane dont  George III est le chef, lui fait-il valoir, est très prêt de la catholique. 

Le gouverneur ne cèdera à la pression de Briand que quand il appendra que la France est devenue l’alliée des Américains dans leur guerre pour leur indépendance. Ce qui le décide  à incarcérer   Mesplet, Jautard et du Calvet, ces trois dangereux Français.

Ce n’est donc  d’abord pas parce que La Gazette littéraire était voltairienne qu’Haldimand a emprisonné Mesplet et Jautard mais parce que la France est entrée en guerre contre l’Angleterre

 Le 25 août 1785 parait le premier numéro de La Gazette de Montréal/The Montreal Gazette, un hebdo bilingue. Si la question ne se pose pas  à savoir si la date du 3 juin 1778 convient  comme date de naissance de notre actuelle Gazette de Montréal, alors pourquoi ne pas accepter le 25 août 1785 comme étant sa véritable  date de naissance.  Pas vraiment et nous verrons pourquoi.

 

La Gazette de Mesplet de 1785 alignée avec notre Gazette de  2017? PAS VRAIMENT   

Pas vraiment parce que le Mesplet de 1785 est toujours habité par la même flamme, celle de convaincre les Canadiens du bonheur que pourrait leur apporter l’adhésion à la philosophie des Lumières. 

L’imprimeur n’a plus à craindre les foudres de Briand. Âgé de 70 ans, le pourfendeur du modernisme est épuisé. Depuis le 29 novembre 1784, il n’est plus évêque de Québec. Mais Londres n’apprécie guère que le démissionnaire ainsi que son coadjuteur,  Louis-Philippe d’Esgly, n’aient pas préparé la relève. L’imbroglio  fait en sorte que la naissance du nouvel hebdo ne provoque pas autant de remous que ceux causés  par l’apparition de La Gazette du commerce et littéraire à l’été  1778.  

La nouvelle feuille est surmontée d’un très long titre. La Gazette de Montréal/The Montreal Gazette est forcément bilingue. Ce qui a amené Mesplet à accepter un tel accommodement est intimement relié à la situation financière de l’imprimeur au sortir de trois ans d’incarcération. 

Dès 1782, il écrit au Congrès de Philadelphie pour qu’on le renfloue financièrement convaincu que le mandat de fonder un journal à Montréal est la cause première de ses déboires. Ne recevant aucune réponse significative,  il se rend dans la capitale américaine.  

Rien à faire de ce côté. L’indépendance des États-Unis réalisée, de nouvelles têtes ont surgi parmi les congressistes, et la majorité d’entre elles ne se sent aucunement liée par cet ancien engagement. Il ne reste plus à Mesplet que de prendre contact avec des personnages bien en vue des deux côtés de la frontière. Parmi eux, il y a de ces hommes qui ont été assez futés pour bien se placer dans le lucratif commerce des fourrures. Comme l’Écossais Benjamin Frobisher.

Le nouvel hebdo sera donc bilingue comme l’est depuis 1764  La Gazette de Québec/The Quebec Gazette,  Mais ce qui, en 1785, différentie la de l’ancienne  c’est que, dans les espaces réservés aux textes rédigés en français, ceux-ci ont une tonalité qui ressemblent en bien des points à la Gazette littéraire puisque la plus part d’entre eux militent pour une modernité plus près des Lumières que dans l’espace où prédomine l’anglais.   

Il y a également cette revendication  pour une Chambre d’assemblée qui, en cet été 1785, n’est aucunement de nature à se brouiller avec les autorités religieuses.

 

Une « nécessaire» Chambre d’assemblée  

Pierre du Calvet est celui qui a le plus défendu sa nécessité et c’est dès sa sortie de prison en 1783 qu’il milite en sa faveur. De ses trois ans de réclusion, il en est sorti tellement écorché que cela l’a poussé à  publier Appel à la justice de l’État, un livre qui deviendra le socle des  revendications de ses amis pour la création d’une telle chambre dans la Province of Québec.

Du Calvet se rendra à Londres pour fustiger la décision d’Haldimand de l’avoir coffré, lui tout autant que les deux autres « maudits Français » qu’étaient Mesplet et Jautard.

Quand le contenu du livre fut connu de Mesplet et de ses lecteurs,  l’idée de la création d’une Chambre d’assemblée suscita un mouvement d’adhésion générale qui conduisit à une pétition populaire, datée du 24 novembre 1784. Or, quelques mois plus tard, une autre pétition allait également être déposée à Londres, cosignée celle-là par un très impressionnant nombre de loyalistes manifestant leur incapacité de vivre sous des lois de tradition française.

« La solution à tous les problèmes est simple, pouvait-on y lire, soustraire des nouveaux territoires à l’emprise de Québec. » Et qu’est ce que ces pétitionnaires anglophones réclament ? Rien de moins que l’on casse le territoire de la province en deux. Leur souhait : « que la partie à l’ouest de Pointe Beaudet ne soit plus astreinte au régime des lois françaises ».

Ces pétitionnaires loyalistes demandent donc de diviser en deux une province de Québec qui, depuis l’Acte de Québec de 1774, comprenait, en plus de la grande vallée du fleuve, l’intégralité de tous les versants des Grands lacs. Ils auront gain de cause puisque la nouvelle loi constitutionnelle de 1791 établit la division du territoire en deux entités distinctes : le Haut et le Bas-Canada.

Chose apparemment réglée pour les loyalistes s’installant dans ce Haut-Canada, mais qu’arrivera-t-il donc aux marchands anglais et aux loyalistes appelés à vivre dans ce Bas-Canada catholique et francophone ? Seront-ils obligés de se plier au régime de lois françaises restant en vigueur ?

 

Une question larvée qui retentit jusqu’à nos jours

Cette question s’est posée dès la première heure de la Chambre d’assemblée en décembre 1792.  Il ne s’agissait alors que du choix du président de la Chambre. Elle s’est continuée un mois plus tard lors du débat sur le choix de la langue dans la joute parlementaires ainsi  que dans la rédaction des lois et des motions adoptées. 

 Mesplet n’a pas pris position sur ces délicates questions. Il faut dire qu’en ce début d’année 1793, sa santé est vacillante et qu’il ne lui reste plus que quelques mois à vivre. Il est décédé le 24 janvier 1794.

 Mais ce qu’il faut bien voir ici, c’est qu’avec  les deux hebdos qu’il a mis au monde autant qu’avec les livres qu’il a fait venir de France et dont il a fortement encouragé la lecture, il a fortement aidé à la naissance  d’une élite intellectuelle qui, pendant toute l’ère du Bas-Canada, a brillamment combattu pour la démocratie en sol laurentien.

On sait pourquoi ils ont perdu. Durham a écrit dans son rapport que le conflit au Bas-Canada en est un entre deux nationalités.  Nous ne pouvons savoir dans quel camp se serait placé Mesplet s’il avait survécu au moins jusqu’en 1805 quand le débat eut lieu sur le financement des prisons.

C’est surtout en 1822, quand Thomas Andrew Turner fait l’acquisition du journal, que le titre du journal a été écourté.  On y publiera des messages rédigés en français que pour de la seule pub. Ce serait donc le 12 juin 1822, quand  cet Écossais publie le  changement de cap qu’a  eu lieu le véritable baptême de la Montreal Gazette telle qu’on la connaît aujourd’hui.

Mesplet, Jautard et surtout le jeune Mézière, lequel j’espère bientôt décrire les exploits dans l’aut’journal, ont beaucoup plus en communauté d’idées et d’engagement avec, dans notre passé,  les  Pierre Bédard, Luger Duvernay, Hector Fabre, Arthur Buies, Olivar Asselin, Jules Fournier, André Laurendeau et, aujourd’hui les  Pierre Dubuc, qu’avec le chroniqueur férocement anti-loi 101 qu’a été Bill Johnson dans un passé pas si lointain, et qu’est maintenant Dan Delmar férocement anti-charte du français  et anti-charte des valeurs.            

À propos de cette loi 101, je me permets de rappeler qu’alors qu’il avait pris sa retraite comme président de la Cour suprême, Antonio Lamer avait dit qu’un Québec indépendant aurait parfaitement le droit d’imposer à tout enfant le français comme unique langue d’enseignement.  Hors Québec, on ne s’est pas gêné pour  le  faire à l’intérieur même  d’un Canada dont on fête le cent-cinquantième. Sans qu’Ottawa lève le moindre petit doigt.

Le chroniqueur a le droit d’avoir une opinion tranchée sur la Charte des valeurs. Le problème, c’est comme tant d’autres sujets qui touchent  le « vivre-ensemble »  au Québec, la population ne peut les débattre comme dans tout pays normal sans qu’on lui mette les chartes des droits entre les pattes.  En nous disant qu’il ne faut pas faire vivre à la minorité la dictature de la majorité. Et la dictature de la majorité canadian elle?  

Lors de ce débat sur la dite Charte des valeurs, il s’était établi un consensus sur le fait qu’il fallait légiférer sur la question des accommodements raisonnables. Bernard Drainville avait l’appui de nombreuses intellectuelles, lesquelles parce que, étant nées et ayant vécu au  Maghreb, connaissent les dangers que courent le Québec si son gouvernement n’établit pas des balises face à l’islamisme radical.

La Montreal Gazette de 2017 pervertit le message de celui qu’elle continue à considérer comme son fondateur en laissant souvent publier des faussetés par son chroniqueur du mercredi. Sans aucun contrepoint. Le 12 avril dernier, Delmar a donc accusé la majorité québécoise « d’être plus raciste que Winnipeg en raison de l’existence de la Police de la langue et de l’Office de la langue française ». Wow!

Et le monsieur d’asseoir sa crédibilité sur le seul fait que ses grands parents sont arrivés dans les années cinquante d’un Maroc où la français était la langue seconde et que, malgré tout leur bon vouloir,  ils auraient été fort mal reçus.

Je préfère encore me fier aux vécus des Djemila  Benhabib et Fatima Houda-Pepin qu’à celui d’un Delmar  quoi qu’en dise  Michel Seymour (Des Juifs bolchéviques aux gauchistes islamiques, Le Devoir, 30 mai 2017). Bien plus que le chroniqueur du mercredi à la Gazette, ces dignes personnes perpétuent les idées universelles des Lumières qu’a voulu instaurer ici Mesplet de 1778 à 1793.