Du nouveau sur les attentats de Manchester

2017/06/05 | Par Artistes pour la paix

Le journaliste John Pilger

NDLR : John Pilger, qui signe ce texte traduit par Christian Morin, webmestre des Artistes pour la Paix, est un journaliste australien de 77 ans nommé à deux reprises au cours de sa vie journaliste de l’année en Grande-Bretagne. Il a révélé avant tout le monde les massacres au Cambodge par les Khmers rouges puis ceux au Timor-Oriental par l’armée indonésienne. Son courage légendaire est au premier rang de celui de tant de journalistes emprisonnés ou tués, notamment depuis un an en Turquie, au Mexique et en Afrique.

Son nouvel article révèle des liens troublants entre les terroristes de Manchester et les services secrets britanniques, c’est-à-dire entre les deux terrorismes que nous dénonçons avec constance aux APLP : les militaristes occidentaux, telle l’OTAN, et les islamistes. Il va sans dire qu’en ce 3 juin au soir où Londres semble aux prises avec de nouvelles attaques terroristes, il ne s’agit d’excuser en aucune façon les actes ignobles des djihadistes envers des innocents; mais de comprendre que ces islamistes – s’il s’agit d’eux encore – peuvent avoir le sentiment d’avoir été manipulés par les autorités et tuer ainsi sous le coup d’une frustration intense accrue: leur fanatisme religieux les porte en outre à se croire les seuls dépositaires de la vérité et à « agir » en martyres.

Nous remercions Nadia Alexan et Action Citoyenne , une organisation altermondialiste, progressiste, sans but lucratif et non partisane, dédiée à la justice sociale, politique et économique, pour nous avoir signalé ce texte éclairant. Mais notre monde occidental de compromissions a-t-il besoin de lumière ou s’accommode-t-il des faussetés qui enrichissent son complexe militaro-industriel aux dépens des nations qu’il attaque, pille et opprime ? Vous répondrez vous-même à cette question en lisant cet article, en le faisant circuler et en devenant amiE ou membre des APLP…

 

Manchester : les responsables du massacre

Voici la partie indicible de la campagne électorale au Royaume-Uni. Les causes du drame de Manchester (22 personnes, surtout des jeunes, assassinées par un djihadiste) sont occultées pour protéger des secrets de la politique étrangère britannique.

Des questions essentielles demeurent sans réponses : par exemple, pourquoi le service de sécurité Mi5 [1] entretenait des « atouts » terroristes à Manchester, et pourquoi le gouvernement a négligé de prévenir le public de cette menace? Ces questions sont éludées sous la promesse d’une « enquête » interne.

Le présumé kamikaze, Salman Abedi, faisait partie d’un groupe extrémiste, le Groupe Combattant Islamique Libyen, qui s’est développé à Manchester, utilisé par le Mi5 pendant plus de 20 ans. Le GCIL signalé par les Britanniques comme une organisation terroriste cherchant à établir « un état islamique à ligne dure » en Libye « fait partie d’un mouvement islamiste plus large, inspiré d’Al-Qaida ».

Ce qui vend la mèche, c’est le fait que sous le mandat de Theresa May comme Ministre de l’Intérieur, les djihadistes du GCIL étaient autorisés à voyager sans restrictions à travers l’Europe, et même encouragés à prendre part à des « batailles » : premièrement pour éliminer Muammar Khadafi en Libye, et par la suite pour se joindre à des groupes affiliés à Al-Qaida en Syrie.

On rapporte que l’an dernier, le FBI aurait placé Abedi sur une liste de surveillance terroriste et prévenu le Mi5 que son groupe cherchait une « cible politique » en Grande Bretagne. Pourquoi n’a-t-il pas été arrêté et son réseau empêché de planifier et commettre les atrocités du 22 mai ?

Ces questions soulevées par une fuite du FBI qui contredisait la thèse du « loup solitaire » suite à l’attaque de Manchester, ont suscité la surprenante réaction paniquée de Londres envers Washington, suivie des excuses de Donald Trump.

Car les atrocités de Manchester lèvent le voile sur la politique étrangère britannique, révélant un pacte faustien avec l’Islam extrémiste, particulièrement la secte waahabite ou salafiste, qui comprend ses financiers et commanditaires d’Arabie Saoudite, principal client du Royaume-Uni pour l’armement.

Ce mariage impérial remonte à la Seconde Guerre mondiale et aux origines de la confrérie des Frères musulmans en Égypte. L’objectif de la politique britannique était d’enrayer le panarabisme : empêcher les états en voie de modernisation laïque d’affirmer leur indépendance vis-à-vis l’occident et de contrôler leurs propres ressources. La création d’Israël comme « prédateur » devait précipiter les choses. Le panarabisme a depuis été écrasé, le but étant désormais de diviser pour conquérir.

En 2011, selon le Middle East Eye, le GCIL de Manchester était connu sous le nom de « les gars de Manchester ». Implacablement opposés à Muammar Kadhafi, ils étaient considérés à haut risque, certains d’entre eux sous le coup d’instructions spéciales du Ministère de l’Intérieur – assignés à résidence – lorsque les manifestations anti-Kadhafi éclatèrent en Libye, un pays fondé sur d’innombrables rivalités tribales.

Tout d’un coup, ces instructions furent levées. « J’ai été libéré, aucune question » dit un membre du GCIL. Le Mi5 leur rendit leurs passeports et la police anti-terroriste de l’aéroport Heathrow a reçu l’ordre de les laisser embarquer.

 

La guerre de l’OTAN en Libye

Le renversement de Kadhafi, qui contrôlait les plus importantes réserves de pétrole d’Afrique, était planifié depuis longtemps à Londres et Washington. Selon le renseignement français, le GCIL financé par le renseignement britannique tenta à plusieurs reprises d’assassiner Kadhafi dans les années 1990. En mars 2011, la France, la Grande Bretagne et les États-Unis saisirent l’occasion d’une « intervention humanitaire » pour attaquer la Libye. Ils furent rejoints par l’OTAN sous couvert d’une résolution du Conseil de Sécurité de l’ONU visant à « protéger les civils »[2].

Muammar Kadhafi

En septembre dernier, une enquête du comité des Affaires étrangères des Communes arriva à la conclusion que le Premier ministre David Cameron avait entraîné le pays dans une guerre contre Kadhafi sur des « suppositions erronées » et que les attaques étaient « à l’origine de la montée de l’État Islamique en Afrique du Nord » [3]. Le comité des Communes rapporta la description « concise » que Barack Obama fit du rôle de Cameron comme étant une arnaque (« a shit show »).

En fait, Obama était l’un des principaux acteurs de cette arnaque, encouragé par sa Secrétaire d’État, le faucon Hillary Clinton, ainsi que par les médias accusant Kadhafi d’avoir planifié le « génocide » de son propre peuple. « Nous savions… que si nous attendions un jour de plus, Benghazi, une ville de la taille de Charlotte, serait la cible d’un massacre dont les répercussions se seraient étendues à toute la région et auraient entaché la conscience du monde entier », avait affirmé Obama.

Le compte-rendu du massacre fut fabriqué par les milices salafistes en voie d’être vaincues par les forces gouvernementales libyennes. Elles affirmèrent à l’Agence Reuters qu’il y aurait « un vrai bain de sang, comme au Rwanda ». Le comité des Communes conclut aujourd’hui que « la proposition selon laquelle Muammar Kadhafi aurait ordonné le massacre de civils à Benghazi n’a jamais été confirmée par la preuve disponible ».

La Grande Bretagne, la France et les États-Unis ont vraiment détruit la Libye en tant qu’État moderne. Selon ses propres archives, l’OTAN effectua 9700 frappes, dont plus du tiers atteignirent des cibles civiles. Des bombes à fragmentation ainsi que des missiles à uranium appauvri furent utilisés. Les villes de Misurata et Syrte furent bombardées à outrance (« carpet bombed »). L’Unicef, organisation de l’ONU pour l’enfance, rapporta qu’une grande partie des enfants tués « n’avaient pas dix ans ».

Syrte, après les bombardements.

En plus de « donner naissance » à l’État Islamique – ISIS avait déjà des assises dans les ruines de l’Irak à la suite de son invasion par Bush et Blair en 2003 –, ces échappés du Moyen-âge héritèrent ainsi d’une base à la grandeur de l’Afrique du Nord. Leurs attaques déclenchèrent aussi la migration en masse de réfugiés vers l’Europe.

On acclama Cameron à Tripoli comme un « libérateur », du moins il passa pour tel. Parmi la foule en délire, on pouvait voir les gens secrètement entraînés et approvisionnés par le SAS britannique [4] et inspirés par l’État Islamique, comme « les gars de Manchester ».

Pour les Américains et les Britanniques, le vrai crime de Kadhafi consistait en son indépendance irrévérencieuse et son projet d’abandonner le pétrodollar, ce pilier de l’impérialisme américain. Il avait formulé le plan audacieux de souscrire une monnaie africaine commune basée sur l’or, de fonder une banque entièrement africaine et de promouvoir une union économique entre les pays pauvres mais pourvus de ressources convoitées. Qu’il ait été réalisable ou non, ce plan était inimaginable pour les États-Unis, se préparant à « pénétrer » l’Afrique et à soudoyer les gouvernements africains avec des « partenariats » militaires.

Le dictateur déchu s’enfuit. Un avion de la Royal Air Force dénicha son convoi et dans les ruines de Syrte, Kadhafi fut sodomisé avec un couteau par un fanatique identifié dans les nouvelles comme « un rebelle ».

 

Suites de la chute de la Libye

Après avoir pillé l’arsenal de 30 milliards de $ de la Libye, les « rebelles » progressèrent vers le sud en terrorisant les villes et les villages. Traversant vers le Mali sub-saharien, ils détruisirent l’équilibre fragile de ce pays. Les Français sautèrent sur l’occasion pour envoyer des avions et des troupes pour « combattre Al-Qaida », soit la menace qu’ils avaient contribué à créer.

Le 14 octobre 2011, le président Obama déclara qu’il envoyait des forces spéciales en Ouganda pour prendre part à la guerre civile. Dans les mois qui suivirent, des troupes de combat américaines furent envoyées au Soudan du Sud, au Congo et en Centrafrique. La Libye désormais neutralisée, les Américains purent procéder à l’invasion du continent, quasiment ignorée.

À Londres, l’une des plus importantes foires aux armements fut organisée par le gouvernement britannique. L’attraction dans les kiosques tournait autour de « l’effet de démonstration en Libye ». La Chambre de commerce de Londres en offrit un aperçu sous le titre « Le Moyen-Orient : un vaste marché pour les entreprises de défense et sécurité britanniques ». L’hôte en était la Banque Royale d’Écosse, un investisseur majeur dans les bombes à sous-munitions, communément utilisées contre des cibles civiles en Libye. La promotion de la Banque faisait état des « occasions sans précédent pour les entreprises de défense et de sécurité britanniques ».

La foire aux armes de Londres.

Le mois dernier, la Première ministre Theresa May se trouvait en Arabie Saoudite pour conclure un contrat de vente d’armements de plus de 3 milliards de livres sterling, armes utilisées par l’Arabie contre le Yémen. À l’abri dans des salles de contrôle à Ryad, des conseillers militaires britanniques aidaient les Saoudiens lors des raids de bombardement, qui firent plus de 10 000 victimes civiles. On y voit maintenant des indices clairs de famine. Unicef affirme qu’un enfant meurt chaque 10 minutes des suites d’une maladie évitable.

 

Retour sur Manchester en conclusion

Le drame de Manchester le 22 mai est le fruit de ce genre d’atrocités commises au loin, commanditées en large part par le Royaume-Uni. Les noms et les existences des victimes nous sont en général complètement inconnus.

Cette vérité lutte pour être entendue, tout comme lors des explosions dans le métro de Londres le 7 juillet 2005. De temps à autre, un membre du public rompt le silence, comme ce Londonien de l’East End qui se planta devant une équipe de tournage de CNN en plein reportage. « L’Iraq ! On a envahi l’Iraq. Vous vous attendiez à quoi au juste ? Allez, dites-le ! », cria-t-il.

Lors d’un grand rassemblement médiatique auquel j’assistais, plusieurs invités de marque murmuraient « Iraq » et « Blair » dans un genre de catharsis contre quelque chose qu’ils ne pouvaient mentionner en public ou avec des collègues. Cependant, juste avant d’envahir l’Iraq, Blair fut prévenu par le Joint Intelligence Committee que « la menace d’Al-Qaida augmentera à chaque manifestation militaire contre l’Iraq… La menace à l’échelle mondiale de la part d’autres groupes et individus terroristes islamiques augmentera de façon significative ».

Tout comme Blair importa en Grande Bretagne la violence générée par son « arnaque » sanglante, David Cameron fit de même, encouragé par Theresa May, avec ses crimes en Libye et ses conséquences funestes, y compris les victimes du 22 mai à l’Aréna de Manchester.

Le cirque médiatique recommence, sans surprise. « Salman Abedi a agi seul. Il n’était qu’un petit criminel, sans plus ». Le réseau sophistiqué mis au jour par les fuites américaines s’est évanoui. Mais pas les questions.

Pourquoi Abedi pouvait-il voyager librement à travers l’Europe jusqu’en Libye, puis de retour à Manchester quelques jours seulement avant de commettre son crime ? Le Mi5 avait-il dit à Theresa May que le FBI l’avait identifié comme membre d’une cellule islamique planifiant une attaque contre une « cible politique » en Grande-Bretagne ?

Dans la campagne électorale en cours, le leader du parti Travailliste, Jeremy Corbyn, a mentionné que « la guerre à la terreur a échoué ». Mais il sait très bien qu’il ne s’agit pas d’une guerre contre la terreur, mais d’une guerre de conquête et d’asservissement (Palestine, Afghanistan, Iraq, Libye, Syrie). On murmure que l’Iran suivra. Avant qu’il n’y ait un nouveau Manchester, qui aura le courage de parler ?

Traduit de l’anglais par Christian Morin, avec annotations d’André Jacob et Pierre Jasmin


[1] Le Mi5 ou Military intelligence Section 5 au service de sa Majesté désigne le service de renseignement responsable de la sécurité intérieure du Royaume-Uni.

[2] Les APLP ont à plusieurs reprises signalé le rôle majeur joué par le général canadien Charles Bouchard dans le commandement des opérations aériennes de l’OTAN en Libye. À sa retraite des forces armées, le général est devenu directeur de Lockheed Martin Canada, où il sera récompensé s’il parvient à persuader le ministre de la Défense d’acquérir les F-35 et les drones fabriqués par la compagnie américaine, connue également pour la fabrication des armes nucléaires USA avec Northrop Grumman et CAE.

[3] APLP NB ; L’ONU estime ce printemps à 20 millions de morts potentielles en Afrique de l’Est le résultat des guerres entre les islamistes et l’Arabie Saoudite, armés tous deux par nos soins…

[4] Special Air Service

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