La langue enlisée

2017/06/13 | Par Charles Castonguay

Le volet langue de la Proposition principale en vue du prochain congrès du Parti québécois respire le Jean-François Lisée. On y retrouve notamment son idée biscornue d’offrir aux étudiants des cégeps français l’occasion de suivre une session dans un cégep anglais.

Cette mesure serait censée rehausser l’attrait du cégep français. Fadaise. La possibilité de suivre une seule session en anglais ne ferait pas changer d’idée à un seul élève qui a envie de faire tout son cégep en anglais.

Dans sa récente analyse « L’attractivité des cégeps anglophones, un problème montréalais ?», Frédéric Lacroix montre qu’à Québec, les demandes d’admission au préuniversitaire anglais dépassent très largement le nombre de places disponibles. Le cégep anglais y tourne donc à pleine capacité. Seul le Conseil du trésor empêche son expansion en limitant son financement – du moins jusqu’à nouvel ordre. Au contraire, les cégeps français y subissent la baisse démographique de plein fouet. Leur effectif au préuniversitaire a reculé de 12 % entre 2012 et 2016.

La même dynamique sévit sur l’île de Montréal. Une demande surabondante fait en sorte que le préuniversitaire anglais jouit d’un effectif stable, soit 16 738 étudiants en 2012 et 16 841 en 2016, alors que le préuniversitaire français a chuté de 21 290 à 19 281, un recul de 9,4 % en quatre ans. La part du cégep anglais au préuniversitaire à Montréal est passée par conséquent de 44,0 % en 2012 à 46,6 % en 2016. Encore quelques années et le cap de 50 % sera franchi.

Au lieu de renverser cette tendance, la formule de Lisée ferait encore plus de place au cégep anglais. Les nombreux étudiants qui voient leur demande d’admission au cégep anglais refusée voudront s’y inscrire pour au moins une session. Un éventuel gouvernement Lisée sera tenu d’augmenter le financement du collégial anglais pour répondre à cette demande supplémentaire. Résultat : suppression de postes au cégep français, création de postes au cégep anglais. Génial.

Ajoutons qu’au préuniversitaire public à Montréal, la part de l’anglais a atteint 47,3 % en 2016. Frédéric Bastien doit être content, lui qui, dans Le Devoir du 10 mai dernier, a plaidé en faveur du libre choix en évoquant les familles francophones ou néo-québécoises qui « n’ont pas les moyens d’envoyer leurs enfants dans des camps de vacances en anglais durant l’été ».

Pierre Dubuc a vite fait de rappeler à Bastien qu’une étude de l’Institut de recherche sur le français en Amérique avait confirmé que la question de la langue des études collégiales ne se réduit pas simplement à l’apprentissage de l’anglais. Elle montre que pour les francophones comme pour les allophones, faire son cégep en anglais entraîne une utilisation accrue de l’anglais au détriment du français tant dans sa vie privée que publique, en particulier au travail.

L’étude Trajectoires linguistiques et langue d’usage public chez les allophones de Montréal, publiée par l’Office québécois de la langue française en 2013, conclut de façon semblable : « Étudier en français au niveau collégial ou universitaire est associé à une fréquence plus importante d’utilisation du français dans l’espace public, tandis qu’étudier en anglais est associé à une fréquence plus faible ». Plus pertinent encore pour le présent débat : « Un résultat [de l’analyse de régression] mérite d’être souligné : le niveau d’utilisation du français des personnes ayant étudié en français au primaire-secondaire et en anglais au postsecondaire diffère significativement [de celui] des personnes ayant étudié en français au primaire-secondaire et au postsecondaire, chez qui la fréquence d’utilisation du français dans l’espace public est plus élevée. »

Compte tenu de ces résultats, tant qu’on laissera le cégep anglais gagner constamment en importance au-delà de sa clientèle anglophone naturelle, la francisation de la langue de travail prévue dans la Proposition principale sera également vouée à l’échec. À ce propos, les fans de Lisée nous scandent en chœur qu’il ne faut pas « contraindre des adultes » à étudier au cégep français. Peut-on sans hypocrisie prétendre faire du français la langue de travail, sinon la langue commune du Québec – autre ambition de la Proposition principale –, sans contraindre d’adultes ? La loi 101 ne contraint-elle pas déjà la grande majorité des adultes à inscrire leurs enfants à l’école française ? Heureusement que les slogans creux de ce genre n’arrêtent pas les jeunes d’Option nationale, qui ont maintenu la loi 101 au collégial dans la récente mise à jour de leur programme.

Ajoutons que la loi 101 au cégep motiverait puissamment les élèves à maîtriser à fond le français à l’école française. Celle-ci ne ferait plus figure de simple parcours d’immersion dans une langue d’importance secondaire, avant de passer au cégep anglais pour les choses sérieuses. De façon plus générale, cela valoriserait de façon significative le français comme langue de promotion sociale et économique.

Bastien soutient néanmoins qu’étendre la loi 101 au collégial « aurait un impact limité sur la situation du français ». Dans ma chronique de novembre 2012, « La loi 101 au cégep : plus nécessaire que jamais », j’ai pourtant montré qu’entre 1981 et 2010 le libre choix s’était soldé dans l’ensemble du Québec par un excédent de 120 000 étudiants qui sont passées par le cégep anglais par rapport à sa clientèle anglophone naturelle, alors que l’excédent correspondant pour le cégep français n’était que de 10 000. Constitué en surnombre d’étudiants au préuniversitaire, l’écart de 110 000 entre ces deux chiffres a pesé lourd en faveur de l’utilisation de l’anglais en public, en particulier à Montréal.

Mettons ce bilan à jour. Entre 2011 et 2015, le cégep anglais a compté 53 865 nouveaux inscrits au Québec, comparé à 24 127 nouveaux cégépiens de langue maternelle anglaise, soit un excédent de quelque 30 000 pour le cégep anglais par rapport à sa clientèle naturelle. L’excédent correspondant pour le cégep français était d’environ 10 000. L’écart de 20 000 entre les deux excédents provient entièrement du préuniversitaire.

En cinq ans, une nouvelle vague, donc, de 20 000 préuniversitaires portés à utiliser l’anglais en public. L’extension de la loi 101 au collégial aurait produit l’écart inverse, soit un jeune contingent d’élite de 20 000 porté à utiliser plutôt le français. Quel scénario préférez-vous ?

Comparons maintenant l’indice d’attraction des cégeps anglais et français. Pour la période quinquennale 2011-2015, les 53 865 nouveaux inscrits au collégial anglais, divisés par les 24 127 nouveaux inscrits de langue maternelle anglaise au collégial, anglais et français confondus, donne un indice d’attraction de 2,23 pour le cégep anglais par rapport à sa clientèle naturelle. Ainsi, le cégep anglais raflait plus de deux fois le nombre d’étudiants auquel on se serait attendu au vu de sa clientèle anglophone naturelle.

En même temps, le cégep français comptait 230 288 nouveaux inscrits comparé à un total de 219 996 nouveaux inscrits francophones au collégial. Cela lui donne un indice d’attraction de 1,05, ou seulement 5 % de nouveaux inscrits de plus au vu de sa clientèle francophone naturelle.

 

Notre graphique montre enfin l’évolution des deux indices sur trente ans, de 1985 à 2015. Entre les deux dernières périodes quinquennales 2006-2010 et 2011-2015, la tendance à la hausse de l’indice d’attraction du cégep anglais s’accélère de manière frappante. Par comparaison, l’indice d’attraction du cégep français commence à peine à lever de terre. Les deux courbes qui illustrent ces tendances divergent sans répit. Or, si le cégep français attirait sa juste part d’étudiants, ces courbes se confondraient.

Étendre la loi 101 au collégial est devenu incontournable.