Reconquérir politiquement la culture et l’histoire québécoises

2017/06/16 | Par Simon Rainville

Le spectacle désolant d’un Québec divisé fait ressortir le manque de sens civique républicain des Québécois qui permettent l’inacceptable gouvernement libéral. Or, nous dit l’historien Yvan Lamonde dans son magistral essai Un coin dans la mémoire, la division est le pire ennemi du peuple québécois depuis trop longtemps.

Voici un court essai à lire et à relire, à petits coups. On s’arrête, on digère, et on poursuit la métabolisation. Spécialiste de l’histoire intellectuelle québécoise qu’il fréquente depuis plus de quatre décennies, Lamonde est resté discret dans le débat public. Nous ne pouvons que le regretter à la lecture de sa fine analyse de « l’hiver de notre mécontentement ».

Le non-initié pourra cependant s’y perdre tant l’historien arpente avec aisance le domaine qu’il connaît si bien, escamotant au passage d’expliciter liens et idées qui apparaîtront évidents au lecteur averti.

Le coin, c’est-à-dire l’outil sur lequel frappaient les bûcherons afin de fendre le bois qui résistait aux coups de hache, dont parle Lamonde est « la division dans la conscience politique, division creusée par la désarticulation religieuse et vécue dans l’identité de Français devenus britanniques et américains ».

Cette division prend racine dans le colonialisme britannique qui a su « demeurer masqué » en laissant croire aux colonisés qu’ils gouvernaient une partie de leur destinée. Pour un Louis-Joseph Papineau révolutionnaire, qui souhaitait sortir du statut de colonie et s’émanciper, il y aura une armée d’Étienne Parent qui, tentée par la rébellion, finira par espérer la réforme de la colonie. Ces deux figures sont les visages de l’hydre bicéphale que nous sommes : « Le pouvoir colonial avait réussi son pari de diviser pour régner, explique Lamonde, étant entendu que, comme pour le cancer, la division se divise, se reproduit ».

Ces deux figures se sont ensuite transposées en deux nationalismes distincts : d’un côté, le nationalisme « culturel », essentiellement conservateur, axé sur la sauvegarde de la langue et de la religion catholique de même que sur l’attente de réformes mineures de notre statut; de l’autre, le nationalisme « politique » visant à prendre les pleins pouvoirs et à se faire respecter coûte que coûte.

C’est le nationalisme culturel qui s’est affirmé de la défaite patriote jusqu’à la crise des années 1930, décennie où le nationalisme politique fit un retour frileux pour ensuite ouvrir la porte au tournant indépendantiste des années 1960.

L’Église catholique, enfonçant la confusion et la division dans la tête des citoyens-fidèles, prit le parti de promouvoir la soumission au pouvoir anglophone, alors qu’elle aurait dû jouer son rôle de guide spirituel et s’éloigner du pouvoir politique. Le cléricalisme réactionnaire a ainsi pu condamner tout mouvement d’émancipation politique puisqu’il allait à l’encontre de la préservation du pouvoir religieux.

Notre identité incertaine, écartelés que nous sommes entre nos racines françaises, l’influence britannique, notre allégeance à Rome et notre relation amour-haine avec les États-Unis, explique aussi notre division, qui devint un « principe durable de neutralisation, comme une forme d’anesthésie reconduite ».

Jusqu’à présent, personne n’a circonscrit cette division de façon aussi claire que Lamonde. Plusieurs en ont saisi les effets, exposés brillamment par l’historien, mais pas le principe lui-même : la division est la source des maux des Québécois.

C’est d’abord notre « pauvreté positive », soit « une forme de sobriété et de modestie qui, lentement, guide la recherche et la nomination de soi, le consentement à soi », que Lamonde formule. Cette pauvreté initiale, le Québécois la cache comme une tare ou la nie catégoriquement. Plus rarement, il tente de la dépasser sans la renier. Les deux premières attitudes alimentent notre division.

Puis, il y a la « fatigue culturelle » et ses avatars, la défaite et le double. Notre situation de minoritaires a instauré en nous le défaitisme et la dévalorisation. Ceci mène à reconnaître que le Québécois a une double tête, celle d’un Français devenu Anglais, d’où notre ambivalence intrinsèque et notre inachèvement : ni le nationalisme culturel, ni le nationalisme politique, ni l’assimilation, ni l’insoumission.

Dans ces conditions, notre division se voit à notre « pensée impuissante », alors qu’aucun intellectuel n’a réussi à percer les moyens « de sortir du contradictoire » et de la pensée circulaire. Il n’en faut pas plus pour comprendre que notre fatigue culturelle devient une « fatigue politique », incapable de faire « la suture du culturel et du politique » en accordant la primauté au politique.

En d’autres mots, nous avons jusqu’à présent été incapables de penser d’abord le politique, détaché de la culture, afin de faire advenir une rupture historique qui permettrait d’ouvrir une nouvelle page de notre histoire, en coulant nationalisme ethnique et civique dans un même bronze. C’est ce qui explique, à mon avis, l’absence quasi complète de réflexion dans le mouvement souverainiste sur la République, les relations internationales, la défense, bref, sur le politique.

La division est donc d’abord politique, mais se répercute dans le culturel. Or, prévient Lamonde, « la sortie de la dépendance politique va de pair avec la sortie de la dépendance culturelle et intellectuelle ».  C’est pourquoi il faudra bien, renchérit-il, regarder attentivement les colonisés, occupés que nous avons été à chercher chez le colonisateur les sources de nos maux.

Trouver confiance en nous est la première étape si l’on souhaite cicatriser cette division, poursuit l’historien. Mais il faudra aussi s’armer d’une réelle conscience historique puisque notre devise « Je me souviens » est « une mémoire sans intentionnalité, donc sans intention ». Se souvenir, mais de quoi et, surtout, à quelle fin ?

C’est que la division se fait aussi sentir dans notre rapport trouble à notre passé, à notre « immobilité mémorielle ». Il y a une césure claire, ajoute Lamonde, dans notre mémoire entre l’époque de la Nouvelle-France, perçue comme le « paradis perdu » d’« un moment d’unité », et l’époque allant de la Conquête à la Révolution tranquille, période indéterminée assimilée à un méandre brumeux dans la conscience historique.

En découle irrémédiablement une « crise de la fidélité » dans toute notre histoire. Comment être fidèle à un passé fantasmé, à une unité perdue, à une histoire faite de défaites et de division, à un peuple hors de l’Histoire ? Il est temps, explique l’historien, que les Québécois fassent un travail de deuil, qui sera « concevable et acceptable pour ce qu’il génère : le soi, plein de l’antérieur métabolisé. Le soi, bien lesté, délesté de ce dont il a choisi de se délester pour naviguer ». En somme, s'affranchir par le politique de l’idéologie mortifère de la conservation à tout prix, élaguer notre conscience historique de cet esprit qui « annexe les énergies applicables à l’émancipation, magnifie les dangers, les risques, les menaces ».

Mais le passé, nous n’en sommes jamais quittes, poursuit l’historien, et il est impossible de surpasser notre condition sans accepter que nous sommes un peuple divisé. Il ne faut cependant pas s’y arrêter : Il faut rapailler, comme le dit Miron, penser conjointement notre aliénation civique et culturelle, qui ne sont que l’avers et le revers d’une même médaille. « Partir de rien, parce qu’on est rien d’autre », disait le poète. En somme, se décoloniser par un désir de liberté politique et non de conservation culturelle. La première permettra la seconde.

Il fait grand bien de lire un universitaire de haute voltige renouer avec des termes qui ont fait la fortune de la réflexion québécoise depuis un demi-siècle, un intellectuel qui ose porter un constat d’ensemble sur l’être québécois en mobilisant notre condition de colonisés.

Cet essai est appelé à devenir un classique. Il vous faut le lire pour comprendre le Québec.

Yvan Lamonde, Un coin dans la mémoire, Montréal, Leméac, 2017, 117 p.