Aux Etats-Unis, les salaires stagnent et le travail est atomisé

2017/09/20 | Par Arnaud Leparmentier

Cet article est paru dans l’édition du 20 septembre 2017 du journal Le Monde

Enfin. Après neuf années de croissance, le revenu médian des ménages américains a dépassé son plus haut historique de 1999, atteignant, en  2016, 59 000  dollars (49 230  euros). Une hausse de 3,2  %, après celle de 5,2 % enregistrée en  2015, selon le Bureau du recensement. Il a fallu dix-sept longues années pour effacer le choc de la bulle technologique de 2001 et la grande crise financière de 2008. Toutefois, cette embellie ne résout pas le problème des inégalités et des plus pauvres, une thématique qui a fait l'élection de Donald Trump et le succès de Bernie Sanders, situé à gauche du Parti démocrate.

Car ce chiffre de 59 000  dollars est faussement bon : il signifie aussi que, depuis le début du siècle, la moitié des Américains ont vu leur revenu baisser (de 8,8  % pour les 10  % les plus pauvres). En dynamique, les plus mal lotis sont les Noirs (-  1,8  %, à 39 500  dollars par an) et les Blancs non hispaniques (+ 2,2  %, à 65 000), tandis que la progression est plus forte chez les Hispaniques (+ 7,6  %, à 47 700) et les Asiatiques (+10,8  %, à 81 400).

Ce léger rebond du revenu réel, qui s'explique entre autres par la faible inflation, laisse entière la question des salaires américains. L'explication la plus avancée de cette stagnation est celle de l'atomisation du monde du travail. Dans une enquête, le New York Times compare le destin de deux femmes de ménage travaillant pour deux compagnies stars des Etats-Unis : Kodak, dans le nord de l'Etat de New York, à Rochester, dans les années 1980 ; Apple, en Californie, aujourd'hui.

A trente-cinq ans d'écart, leur salaire net est proche, mais un monde les sépare. La première, Gail Evans, comme tout salarié de Kodak, bénéficiait de congés payés, de l'assurance-maladie et du remboursement de ses cours du soir. Distinguée par son manageur parce qu'elle savait faire de l'informatique, elle a pu gravir les échelons. Rien de tel aujourd'hui pour Marta Ramos, qui ne prend pas de vacances et qu'Apple ne fera jamais progresser puisqu'il ne la connaît pas.

Aujourd'hui, les dix entreprises stars du high-tech n'emploient que 1,5  million de salariés, contre 2,2  millions pour les dix géants de l'industrie en 1979. Les firmes de la Silicon Valley ont beau clamer qu'elles créent des dizaines de milliers d'emplois induits, ceux-ci sont indirects et cette atomisation de l'emploi entraîne une stagnation des salaires. Avant, quand le manageur s'augmentait, il le faisait aussi pour son assistante et le gardien. 


Dans une spirale négative

C'est l'explication avancée par le spécialiste du travail David Weil (Heller University), ancien de l'administration Obama. " Depuis dix ans, les grandes entreprises, au lieu d'embaucher, ont sous-traité toute une série de tâches. Cela a complètement chamboulé la formation des salaires ", explique M. Weil. Tous sont touchés : femmes de ménage, services informatiques, franchises en tout genre, avocats, et le phénomène va s'amplifier avec l'irruption d'Amazon dans le commerce alimentaire.

Selon les économistes Lawrence Katz (Harvard) et Alan Krueger (Princeton), les emplois de sous-traitants sont passés de 10,7  % à 15,8  % des effectifs entre 2005 et 2015. Pis, 94  % des dix millions d'emplois créés sur la période sont des emplois de ce type, qui concernent notamment les femmes et les salariés âgés, souvent à temps partiel.

En revanche, la baisse des salaires s'explique peu, selon David Weil, par la mondialisation. Les délocalisations industrielles sont la marque des années 1990, tandis que l'accord de libre-échange avec le Canada et le Mexique a, selon Lawrence Katz, " sauvé l'automobile américaine ". Le discours industrialiste de Trump n'est pas jugé pertinent : " Plus personne ne veut des automobiles des années 1950. Cela peut donner des salaires élevés, mais il n'y a pas de demande pour cela. C'est un combat d'arrière-garde ", poursuit M.  Katz.

Les réponses à la stagnation des bas salaires sont difficiles. M.  Katz insiste sur l'éducation, qui n'a pas suivi et dont la qualité s'est dégradée. Une partie de la population américaine est dans une spirale négative, dont les 500 000 Afro-Américains en prison et les hommes - souvent blancs - victimes des opioïdes (ces antidouleurs aux effets secondaires) et incapables de travailler, comme le montre une étude d'Alan Krueger. Sous-qualifiés, peu productifs, ils sont évincés du marché du travail et concurrencés sans difficulté par les travailleurs clandestins, peu à même de faire pression sur les salaires. Les PME, sur cette ligne, déplorent la pénurie de main-d'oeuvre qualifiée pour près de 20  % d'entre elles - elles étaient 5  % au début de la décennie.

M.  Weil, lui, prône une augmentation du salaire minimal horaire, scotché depuis huit ans au niveau fédéral, à 7,25  dollars, en raison de l'opposition du Congrès. Si une trentaine d'Etats ont un salaire minimal supérieur, le maximum n'est que de 12,50  dollars, à Washington. Pour cela, l'économiste juge nécessaire de renforcer la capacité de pression des salariés. Pas forcément par le biais des syndicats, qui sont en perte de vitesse (le taux de syndicalisation est passé de 20  % en  1983 à 11  % en  2015).

Il défend davantage les mouvements citoyens comme ces salariés non syndiqués des fast-foods new-yorkais qui avaient lancé, en  2012, le combat pour le salaire minimal à 15  dollars. C'était une revendication du sénateur Bernie Sanders et un objectif que se sont fixé la Californie et l'Etat de New York. Dans ce contexte, la Réserve fédérale (banque centrale américaine), qui se réunit mardi  19 et mercredi 20  septembre, est face à un casse-tête inédit : une croissance sans surchauffe salariale. Ce contexte devrait compliquer la hausse des taux et le retour à la normale de la politique monétaire.


Les Chiffres

59 000
C'est, en dollars, soit 49 230  euros, le revenu médian aux Etats-Unis en  2016. Il a retrouvé pour la première fois son niveau record de 1999. Il est de 39 500  dollars pour les Noirs, 47 700 pour les Hispaniques, 65 000 pour les Blancs et 81 400 pour les Asiatiques.

40,6  millions
C'est le nombre d'Américains pauvres, en recul de 2,5  millions (12,7  % de la population).

28  millions
C'est le nombre de personnes sans couverture médicale, soit 8,8  % de la population, en recul de 0,3 point.

4,4  %
C'est le niveau du chômage aux Etats-Unis, en août, avec un taux d'activité de 62,9  %.