Trois modèles d’émancipation féminine et deux visions du Québec

2017/10/10 | Par Simon Rainville

Le statut des femmes en pleine mutation occupe une grande place dans cette correspondance. Les épistolières échangent sur la vie privée et ses difficultés, mais discutent rarement entre elles de la vie publique avant le milieu des années 1960, signe important que des changements sont en train de se produire.

Si elles ne veulent plus endurer le sort traditionnel réservé aux femmes, l’émancipation revendiquée n’est pas la même. Les sœurs empruntent trois trajectoires : Madeleine, la femme au foyer, en couple stable, qui cherche la modernisation lente et se complaît à épauler son mari; Thérèse, la femme délaissée, qui va d’un emploi sous-payé à l’autre, qui cherche à sauver la mise face à un mari alcoolique tout en glorifiant le statut de femme-martyre ; Marcelle, la femme qui se veut libre, suit son chemin et s’émancipe coûte que coûte.

Cette émancipation ne se fait pas sans heurts et même des esprits aussi brillants que celui de Jacques trouvent que les changements se produisent rapidement. Il ne se gêne pas pour sermonner ses sœurs et pour faire des blagues désobligeantes sur la libération des femmes. « On se relâche un peu trop, ces temps-ci envers le [beau] sexe, ironise-t-il en 1963. Il devient culotté, ma foi! Il a réponse à tout. C’est tout juste s’il ne se monte pas sur des petits ergots … »

Madeleine se plaint de ce sexisme : « Tu refuses aux femmes d’autres idées que celles de leur mari ». Les accrochages sont aussi très nombreux avec Marcelle, ce qui mène à une correspondance douce-amère intermittente avec son frère.

La vie et l’œuvre de Marcelle sont par ailleurs fascinantes. Elle se dit athée et signe le manifeste Refus global en 1948. En 1951, elle quitte son mari avant de se diriger, en 1953, avec ses filles vers la France afin de devenir peintre reconnue. Elle savait pourtant, dès la fin des années 1940, que le rôle auquel l’astreignait la tradition n’était pas pour elle : « Il y a deux vies qui s’offrent : la fidèle, la tranquille ou la changeante, l’imprévue … Je crois qu’il serait plus dans mon tempérament de suivre la deuxième si je n’avais pas René et Dani [son mari et sa fille] que j’adore ».

De Paris, elle s’étonne de ce que les Canadiens français, qui ont « l’écorce du mouton » et vivent dans un « pays peu évolué », soient au fond très anglais. La France qu’elle rencontre n’est pas celle enseignée par les curés attachés à la « vieille France ». Marcelle y côtoie Borduas et Riopelle, bien sûr, mais aussi Ionesco – à qui elle fera d’ailleurs parvenir en guise de clin d’œil une carte de membre du Parti Rhinocéros dirigé par ses frères – et Sam Francis. Elle s’y considérait malgré tout toujours comme « un éternel immigré » en 1964.

Constamment malade et sans le sou, elle connaît une vie mouvementée que ses lettres nous laissent entrevoir. Elle admet son plaisir à connaître charnellement plusieurs hommes, au grand scandale de ses sœurs. Sa propriétaire française lui intente un procès, qui finit en enquête de la police française sur sa possible association avec des groupes séparatistes basques. Son mari lui ravit ses enfants grâce aux lois rétrogrades des années 1950, mais elle poursuit sa route contre vents et marées et s’impose comme une grande artiste. Une femme à découvrir, féministe à sa façon.

Alors que les sœurs naviguent comme elles le peuvent dans leur vie privée, la famille Ferron est interpellée ardemment par les soubresauts de la vie politique. La correspondance peint la fresque d’une famille qui participe au Québec en mutation, où se succèdent le RIN, le Parti Rhinocéros, le PSQ, le NPD, PET, Lévesque, Chartrand, Casgrain et compagnie.

Plus les années avancent et plus la politique divise la Ferronnerie. S’ils sont tous plus ou moins socialistes ou sociaux-démocrates – même si Jacques et Marcelle se diront anarchistes ou communistes par moments –, les membres de la famille divergent d’opinion sur le nationalisme et l’indépendantisme.

Jacques, pourtant l’un des premiers à promouvoir l’unilinguisme dès 1957, se montre hésitant par rapport à l’indépendance. Il dira à Robert Cliche en 1961 : « Voilà toute la crise : le Québec sera un État moderne, laïque et indépendant, ou le Canada français disparaîtra ». Il flirtera pourtant avec le NPD et le NPD-Québec dirigé par son beau-frère, avant de s’approcher des membres de Parti pris et de cofonder le Parti Rhinocéros dans le but de ridiculiser le néocolonialisme canadien. Pourtant, il assure encore à sa sœur, à la fin de 1965, qu’il n’est pas indépendantiste, alors qu’il sera candidat du RIN en 1966.

Madeleine, apeurée par la violence et la jeunesse indépendantiste, critique Jacques pour ces propos « séparatistes » qui « commencent à sentir le petit Aryen », ce à quoi il répond : « Le fascisme, en pays colonial ou semi-colonial [comme le Québec], sort toujours de la nation minoritaire dominante ». Cette attaque frappe de plein fouet la bourgeoisie canadienne-française et sa prétention traditionnelle de maintenir un partenariat entre francophones et anglophones, bourgeoisie que représentent bien Madeleine et Robert.

Nous pouvons voir l’ampleur du bouleversement qui se produit, au début de la Révolution tranquille, dans le rapport au NPD et au Canada. Robert et Jacques comprennent l’impossibilité de voir le Québec respecté au sein du Canada, mais Cliche persiste à croire qu’il pourra convaincre les « maudites têtes carrées » d’admettre la quasi-autodétermination des Canadiens français.

Jacques conçoit que le problème n’est pas seulement la place du Québec dans le fédéralisme, mais l’acculturation galopante des Québécois : « D’ailleurs toute la situation se résume en un mot : c’est un conflit linguistique. Et je t’avouerai que notre grande faiblesse est celle-ci : le changement de langues ne changerait rien au fond et que nous fonctionnerions tout aussi bien en anglais. Il y a combien de personnes dans le Québec qui vivent de la culture française? »

Jacques saisit donc que la libération politique et linguistique sans la libération culturelle est un leurre, ce à quoi ne peut acquiescer Robert, empêtré qu’il est dans la joute politique habituelle. Ferron développe une conception globale du politique alors que Cliche limite sa réflexion à la politique.

À voir les derniers sondages défavorables au renforcement de la loi 101 et l’intégration souvent déficiente des « enfants de la loi 101 », il faut dire qu’il semble que Ferron avait raison et que la gestion strictement politique d’une question culturelle et anthropologique n’est pas suffisante. Le français, langue commune, mais à quelle fin?

En 1965, les ponts sont en partie coupés entre les membres de la famille qui se divisent sur la question nationale, ligne de fracture de la gauche qui perdure jusqu’à nous. La dernière lettre, signée Robert à destination de Jacques, se termine par une formule sans équivoque : « Une bonne année? Je nous la souhaite à la condition que tu te la boucles ou que tu disparaisses de mon paysage immédiat ». Les possibilités politiques des Québécois, en partie incompatibles et irréconciliables, sont maintenant sur la table.

Tout ceci devrait nous faire réfléchir. La génération des Ferron a bien tenté de jouer le jeu du Canada, mais elle s’est finalement butée à une fin de non-recevoir. Le NPD-Québec, que certains tentent de ressusciter, n’y changera rien. Le socialisme canadien (si une telle chose existe) sera toujours un goulot d’étranglement pour la nation québécoise. La volonté d’une certaine gauche de se rapprocher de la gauche canadienne est désolante et la lecture de cette correspondance ne peut que montrer l’impertinence de cette voie. À ceux-ci, je dis : voyagez donc en Ferronnerie et vous en reviendrez transformés.