Quand Los Tres Amigos renégocient un accord dans un complet désaccord

2017/10/27 | Par Jacques B. Gélinas

Los tres amigos[1] couchent dans le même lit, mais ne font pas les mêmes rêves. Et il appert que l’un d’eux est un mauvais coucheur : caractère difficile, prend beaucoup de place, cherche constamment à tirer la « couverte » de son côté, se tourne de bord à tout moment.

Cette chronique veut mettre en lumière ce qui rassemble les dirigeants des trois pays signataires de l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA) et ce qui les oppose. À la demande instante du président des États-Unis, cet accord est aujourd’hui renégocié. Quatre cycles de négociations tumultueux, réalisés depuis deux mois. Le quatrième s’est terminé le 17 octobre dernier, dans un complet désaccord.

 

Ce qui les rassemble

Les trois dirigeants actuels – Donald Trump, Justin Trudeau et Enrique Peña Nieto - partagent la même foi inébranlable dans le néolibéralisme. Stupéfiant paradoxe : ces hommes voués à la politique croient, selon le credo néolibéral, que le marché doit primer sur la démocratie politique. Cette croyance les amène à renoncer à une grande partie de leur pouvoir en faveur des multinationales qui contrôlent les mécanismes du marché. Il en résulte un grand copinage, une hypercollusion entre le monde des affaires et la classe politique.

Or, le mal est planétaire. Les trois amigos font partie d’une overclass mondiale. Une classe sociale globalisée, composée des élites économiques, politiques et bureaucratiques des 164 pays signataires des accords de néolibre-échange de l’Organisation mondiale du commerce, formulés sur le modèle de l’ALENA.

Ainsi, une classe dirigeante transnationale impose à l’ensemble du monde les règles disciplinaires du néolibéralisme : déréglementation, privatisation, ouverture des frontières, flexibilité du travail. On connaît les résultats qui s’avèrent alarmants : réchauffement climatique, ébranlement des écosystèmes, épuisement des ressources, montée des inégalités entre les pays et à l’intérieur des pays.

 

À quoi rêve le dirigeant états-unien ?

En plus d’assumer la présidence du pays le plus riche de la planète, Donald Trump, préside au destin d’un Empire mondial, doté de 850 bases militaires à travers le monde. L’homme d’affaires peine à concilier ces deux pôles d’intérêts.

Selon l’orthodoxie idéologique en vigueur, le marché libre déréglementé, qui exclut toute intervention de l’État en faveur d’intérêts nationaux, devrait réconcilier ces deux pôles. Mais voici que le partenaire états-unien affiche sans vergogne son option protectionniste. Il rêve d’un libre-échange à la fois ouvert et fermé. Il remet en question la logique même du système, au grand désarroi des deux autres. Il veut un libre-échange à sens unique : America First !

À y regarder de près, on constate que Trump ne fait qu’actualiser le vieux fond protectionniste des États-Unis. Alexander Hamilton, le premier secrétaire du Trésor (1789-1795) de ce pays, a fondé l’économie de sa nouvelle patrie sur un strict protectionnisme, jugé indispensable à une politique d’industrialisation. Ulysses Grant, le 18e président des États-Unis (1868-1876), a décrété que son pays pratiquerait le protectionnisme aussi longtemps que nécessaire. Et il advint, qu’à l’issue de la Seconde Guerre mondiale, en 1945, ce n’était plus (aussi) nécessaire. Devenu la première puissance économique et commerciale mondiale, notre puissant voisin se fait le champion du libre-échange. Un libre-échange à sa façon, atténué par de multiples échappatoires protectionnistes.

La plus grosse de ces échappatoires, c’est le Trade Agreement Act – Loi sur les accords commerciaux – voté en 1974. La section 301 de cette loi offre aux entreprises nationales une protection blindée contre tout accord international qui pourrait les affecter négativement.

C’est dans cette foulée protectionniste que se situe le «Buy American and Hire American Act» («Loi sur les achats et l’embauche aux États-Unis d’abord»), un décret présidentiel signé par Trump en avril 2017. C’est là une des revendications états-uniennes les plus agaçantes dans la renégociation de l’ALENA.

 

À quoi rêve le dirigeant canadien ?

Le premier ministre Justin Trudeau rêve de conserver l’ALENA dans son état actuel ou dans une mouture quelque peu modernisée. Il ne veut rien y changer de substantiel. Les demandes excessives de Trump le contrarient au plus haut point.  Autant dire qu’un fossé les sépare.

Au fond, Trudeau est un néolibéral qui croit dans un néolibre-échange transnational. Dans une entrevue au New York Times Magazine, en octobre 2015, le fraîchement désigné premier ministre fait une déclaration insolite : le Canada est « le premier État postnational au monde ». Un État  dépourvu de toute identité propre… et peut-être aussi de toute vision.

 Comme il rêve également d’être réélu, il multiplie les promesses creuses qui ne convainquent que les esprits crédules. Aux agriculteurs, il promet de préserver intégralement la gestion de l’offre. Aux écologistes, il promet de respecter les Accords de Paris sur le réchauffement climatique. À la classe moyenne, il promet d’améliorer son pouvoir d’achat et ses conditions de vie.

Pour démêler le vrai du faux, n’écoutez pas ce qu’il dit, regardez ce qu’il fait. Son gouvernement a signé l’Accord global économique et commercial Canada-Union européenne, de même que l’Accord de Partenariat trans-pacifique. Dans les deux cas, il a cédé des morceaux de la gestion de l’offre et relégué au second plan les droits sociaux et environnementaux. En pleine contradiction avec ses promesses sur le climat, il encourage l’exploitation des très polluants sables bitumineux.

 

À quoi rêve le dirigeant mexicain ?

Le président mexicain, Enrique Peña Nieto, fier d’avoir été admis dans le lit de ses deux riches voisins, rêve d’un ALENA inchangé, qui a profité énormément à l’aristocratie mexicaine, dont il fait partie. L’ALENA a instauré au Mexique un système d’enrichissement rapide en multipliant les privatisations et en ouvrant des frontières tous azimuts. La vente à prix vil de centaines de sociétés d’État a enrichi les riches et privé les pauvres et la classe moyenne de services publics et de salaires décents.  

Selon la CEPALC (Commission économique pour l’Amérique latine et la Caraïbe), il y  plus de pauvres en 2014 (53, 2 %) qu’au début des années 1990 (50 %). Les ménages accusent une baisse de revenu de 3,5 %. Cet appauvrissement des pauvres fait craindre une déflagration sociale. Signe avant-coureur : la puissante vague d’émeutes et de pillages déclenchée, en janvier 2017, par l’augmentation brutale – 20 % – du prix de l’essence, conséquence de la privatisation de PEMEX et des stations d’essence. Plus d’un millier de grands magasins ont été envahis et dévalisés par des hordes de ménagères, d’ouvriers, d’étudiants et de vieillards. Bilan : cinq morts et 1500 arrestations.

 Le sexennat de Peña Nieto aura été marqué par un climat de violence et de corruption inouïes. Disparitions, assassinats, narcotrafic. En 2016, 426 agressions ont été commises contre les professionnels de l’information, dont 53 % par des fonctionnaires. Selon Reporters sans frontières, ces chiffres font du Mexique le pays le plus dangereux pour pratiquer ce métier, après la Syrie et l’Afghanistan.

Ce bilan accablant donne des cauchemars à Peña Nieto. Son parti, le Parti révolutionnaire institutionnel, risque de perdre les élections présidentielles, qui auront lieu dans moins d’un an, soit le 1er juillet 2018. Un parti de centre gauche modérément nationaliste – MORENA, Mouvement de régénérescence nationale – a le vent dans les voiles. Son chef, Manuel Andrés Lopez Obrador (AMLO), a su capter les aspirations et la colère d’un peuple farouchement opposé à un ALENA renégocié ou pas.

Une victoire de MORENA changerait la donne et serait un cauchemar pour Trump, qui n’aime pas les Mexicains ni chez lui, ni chez eux. Encore moins les Mexicains qui osent s’affirmer.

 

À quoi rêvent les peuples des trois pays  de l’ALENA?

Les 26 et 27 mai dernier, les organisations sociales – ce qui comprend les grandes centrales syndicales du Québec – des trois pays de l’ALENA se sont réunies à Mexico pour contester ce modèle de libre-échange inauguré par l’ALÉNA. Un modèle alors sur le point d’être renégocié.

À l’issue de cette rencontre, les participantes et participants se sont entendus pour une prise de position commune, résumée dans la Déclaration politique trinationale de Mexico.

La Déclaration de Mexico appelle à construire un nouveau modèle économico-social, « sur la base de la coopération internationale et de la souveraineté de chaque pays ». Elle propose « la reconstruction des chaînes de production nationales, régionales et locales, dans le respect des droits humain, politiques, économiques, sociaux, culturels et environnementaux ».

Cela signifie une économie de proximité, la souveraineté alimentaire et le contrôle de la production et des importations dans tous les domaines, à commencer par l’agroalimentaire.

 

jacquesbgelinas.com

[1] Cette dénomination taquine du trio politique Canada, États-Unis, Mexique  s’inspire d’un western (1986) intitulé Three amigos. Dans ce film, trois acteurs de cinéma coiffés de larges sombreros sont pris pour de vrais héros dans la  vraie vie par les habitants d’un village mexicain. Harcelés par une bande de gangsters, les villageois appellent les trois amis à la rescousse, lesquels profitent allègrement du quiproquo.