Statistique Canada : Bon sens et mauvaise foi

2017/10/31 | Par Charles Castonguay

Le principal responsable des données linguistiques à Statistique Canada a répliqué à ma dernière chronique. Dans Le Devoir du 13 octobre, Jean-Pierre Corbeil persiste et signe. Il refuse d’admettre que son communiqué des résultats du recensement de 2016 a induit beaucoup de monde en erreur. Rappelons qu’il laissait entendre que 87,1 % des Québécois sont de langue d’usage française, alors qu’il s’agit de 80,6 % selon la méthode de calcul habituelle de Statistique Canada.

L’expression « langue d’usage », au singulier, signifie exclusivement la langue principale parlée à la maison. Pour atteindre son 87,1 %, Corbeil avait ajouté à toutes les déclarations qui comptent le français comme langue principale, seul ou à égalité avec d’autres langues (réponses uniques et multiples à la question 8a)), toutes celles qui comptent le français parlé au foyer à titre de langue secondaire (réponses uniques et multiples à la question 8b)).

Parler le français et l’anglais également souvent comme langues principales à la maison n’est pas la même chose que d’y parler le français comme unique langue principale. Simplement additionner les deux sortes de réponse comme l’a fait Corbeil revient à accorder autant de poids à un comportement bilingue qu’à un comportement unilingue.

Y additionner par surcroît toutes les déclarations d’emploi marginal du français au foyer, c’est mettre en outre un comportement secondaire sur le même pied qu’un comportement principal.

En somme, la « langue d’usage » calculée à la Corbeil est un cocktail imbuvable.

Corbeil nous a d’ailleurs servi la même mixture à l’échelle du Canada. Son communiqué y accorde 23,4 % au français « comme langue d’usage à la maison ». Là encore, il a allègrement additionné pommes, poires et prunes.

Au lieu de reconnaître avoir induit les gens en erreur, Corbeil s’élève avec hauteur contre une approche « suivant laquelle chaque individu se verrait attribuer une seule langue » ou « qui consisterait à limiter chaque personne à une seule réponse ».

Personne ne soutient une telle position. La redistribution des déclarations de langues principales multiples de manière égale entre les langues déclarées, qui déplaît tant à Corbeil, n’opère pas au niveau de l’individu.

Contrairement à ce que prétend aussi Corbeil dans sa réplique, pareille répartition des réponses multiples n’entre aucunement en contradiction avec leur analyse comme telles. La première démarche vise à fournir un portrait simplifié des principaux comportements linguistiques à la maison qui est équivalent, quant à la fréquence relative d’utilisation du français, de l’anglais et des autres langues, aux comportements plus détaillés tels que déclarés. La seconde, à investiguer les comportements bilingues ou multilingues qui surviennent naturellement lorsque différentes langues entrent en contact.

La répartition égale des réponses multiples fait entrer en ligne de compte de manière équilibrée tous les comportements, unilingues, bilingues ou trilingues, en matière de langue principale à la maison. Cela conduit à des poids relatifs qui s’additionnent à 100 % de la population, ce qui permet de juger adéquatement, entre autres, du rapport de force entre le français et l’anglais au Canada ou au Québec.

Ce type de démarche intéresse la grande majorité des utilisateurs des données de recensement. Ils veulent être en mesure de saisir d’un coup d’œil la situation linguistique dans ses grandes lignes et d’en suivre facilement l’évolution. La répartition égale des langues principales doubles ou triples satisfait ce besoin de façon raisonnable.

Il incombe avant tout à Statistique Canada de répondre à cette attente. Avec sa présentation confuse, voire trompeuse des résultats de 2016, l’organisme a raté le coche sur ce plan. C’est la première fois qu’il manque ainsi à son devoir depuis le recensement de 1871.

Quant au second type de démarche, il se trouvera peut-être un chercheur qui voudra examiner les réponses multiples plus en profondeur, afin de bien juger de leur ampleur et de leur signification.

En cette matière aussi, Corbeil nous laisse sur notre faim. Dans sa réplique, il monte en épingle la « réalité plurilingue » et la « croissance du plurilinguisme » comme s’il s’agissait de quelque chose de stable ou de viable en soi. Or, les déclarations de langues multiples au foyer témoignent avant tout de la croissance de la population allophone et de stades transitoires dans son processus d’assimilation.

Faisons sous ce rapport un peu d’archéologie du savoir.

Avant de publier les résultats du recensement de 1971, Statistique Canada avait « corrigé » les réponses multiples en attribuant une langue unique à chaque individu qui avait déclaré plus d’une langue maternelle ou d’usage. J’avais critiqué à l’époque sa façon de faire et revendiqué la publication des réponses multiples telles quelles. J’aurais justement voulu analyser les comportements bilingues ou trilingues.

Au recensement de 1981, même scénario. Statistique Canada a néanmoins fini, un peu plus tard, par rendre disponibles les données avant simplification, réponses multiples comprises. Je les ai examinées à fond dans « Transferts et semi-transferts linguistiques au Québec d’après le recensement de 1981 », article paru dans le numéro d’avril 1985 des Cahiers québécois de démographie.

J’ai trouvé que, dans l’ensemble, les déclarations de langues maternelle et d’usage multiples font effectivement figure au Québec d’étapes intermédiaires dans les trois principaux mouvements d’assimilation qui ressortent de l’analyse des réponses uniques, soit l’anglicisation des francophones et l’assimilation des allophones soit à l’anglais, soit au français.

Ce fut un travail de moine. Sept sortes de langue maternelle sont possibles : français, anglais, autre, français et anglais, français et autre, anglais et autre, français et anglais et autre. Même chose pour la langue d’usage. Cela donne quarante-neuf combinaisons distinctes à examiner. Par exemple, le français, langue maternelle, combiné à l’anglais, langue d’usage, marque l’anglicisation d’un francophone. Le français, langue maternelle, combiné à « français et anglais », langues d’usage parlées également souvent, signifie la semi-anglicisation d’un francophone. Et ainsi de suite.

Pour un recensement donné, une information aussi détaillée peut donc faire preuve d’une certaine cohérence. Mais suivre l’évolution de la situation, lorsqu’elle est aussi finement nuancée, s’avère impossible. Statistique Canada a trop souvent apporté au questionnaire de recensement des modifications qui ont tantôt augmenté, tantôt réduit la fréquence des déclarations de langues multiples.

La beauté de la simplification égale des réponses multiples, c’est qu’en plus de dégager un portrait simplifié fort convenable de la population selon la langue maternelle et selon la langue d’usage, elle nous fournit en même temps une vue d’ensemble bien pondérée des cas d’assimilation complète et partielle tels que déclarés. La répartition égale revient par exemple à considérer un cas de semi-anglicisation comme étant équivalent à la moitié d’un cas d’anglicisation. Pour juger de l’effet global de l’assimilation sur un groupe linguistique donné, il suffit alors de comparer son effectif selon la langue maternelle avec celui selon la langue d’usage, après simplification égale des réponses multiples.

Au recensement de 2016, l’excédant de la population de langue d’usage anglaise par rapport à celle de langue maternelle anglaise, après simplification égale des multiples, était au Québec de 209 767 personnes. L’excédant correspondant pour le français était de 207 434. En chiffres absolus, l’apport de l’assimilation à l’anglais reste ainsi un tantinet supérieur à son apport au français.

Quand est-ce que le français tirera de l’assimilation un profit proportionné à son poids, c’est-à-dire un profit quelque dix fois supérieur à celui de l’anglais ?

À ce qu’il semble, certains analystes à Statistique Canada préféreraient que nous ne soyons pas adéquatement outillés pour effectuer des observations semblables. Ni pour formuler de semblables questions. Et surtout pas pour tenter d’y répondre.

J’y reviendrai le mois prochain.