Sexe et niqab

2017/11/03 | Par Pierre Dubuc

Dans son livre « Où en sommes-nous ? Une esquisse de l’histoire humaine » (Seuil), l’historien et anthropologue français Emmanuel Todd insiste sur l’importance des trois révolutions éducatives, qui ont marqué l’évolution humaine: l’alphabétisation, l’enseignement secondaire et l’enseignement supérieur.  

Cette dernière révolution se caractérise, en Occident, par l’apparition d’une nouvelle stratification sociale et, de façon plus particulière, par le dépassement éducatif des hommes par les femmes, un phénomène sans précédent dans l’histoire, qui conduit, selon lui, à poser « l’hypothèse d’une mutation matriarcale, ce qui représenterait une révolution anthropologique, un saut dans l’inconnu ».

Au Québec, le sociologue Simon Langlois a bien documenté ces deux phénomènes – la stratification sociale et l’émergence des femmes – dans son livre « Le Québec change » (Del Busso, éditeur).

C’est sur le plan de la stratification sociale que « le Québec a le plus changé depuis un demi-siècle », insiste-t-il lorsqu’il nous reçoit dans son bureau de l’Université Laval, à Québec. Loin de la société homogène des « porteurs d’eau » d’il y a cinquante ans, Simon Langlois la décompose aujourd’hui en dix strates sociales (cadres supérieurs; cadres intermédiaires et directeurs; professionnels; professionnels intermédiaires; techniciens; employés de bureau; employés dans la vente; employés dans les services; ouvriers et cols bleus; agriculteurs et pêcheurs). Il souligne que le changement le plus radical, sous l’effet de la scolarisation, est la place des femmes dans la société.

La classe ouvrière traditionnelle demeure la catégorie sociale la plus importante avec 20,6 % des effectifs en 2011 – contre 34,5 % en 1971 – mais la présence des femmes y a fortement décliné – de 14,3 % à 5,6 % - avec la perte massive d’emplois dans les secteurs industriels mous (textile, confection, chaussure). La strate sociale dominante chez les femmes n’est plus celle des employés de bureau – 30 % des emplois féminins en 1971, réduite à 17,9 % en 2011 – mais celle des techniciens, avec 18,3 % de femmes.

D’autres statistiques sont éloquentes.

  • Le taux de présence féminine chez les cadres intermédiaires (45,9 %), les professionnels (48,9 %), les professionnels intermédiaires (72,9 %) et les techniciens (52,1 %).
  • Le nombre de professionnels a été multiplié par quatre en l’espace de 40 ans, alors que la population active a doublé. Le nombre de femmes a été multiplié par 14, celui des hommes par 2,4.
  • Les femmes sont majoritaires au sein des professions libérales avec 55,7 % du total contre 10,8 % en 1971.
  • Elles forment les deux-tiers des effectifs en sciences sociales et humaines, 45 % dans le domaine culturel, et 40 % chez les professeurs d’université, soit le double d’il y a 40 ans.

Et cette progression n’est pas prête de s’arrêter parce que les femmes constituent la majorité des étudiants dans un grand nombre de facultés universitaires.

Cependant, la présence des femmes est beaucoup moins élevée chez les cadres supérieures (28,2 %) et au sommet de la pyramide sociale. Simon Langlois l’explique par des facteurs structuraux comme les « old boys networks » et la culture d’entreprise (longues heures de travail, horaires déments, luttes internes de pouvoir, déplacements, urgences, etc.), qui rendent inconciliables « deux systèmes d’action, celui de la grande entreprise et celui de la vie de couple ».

Nous ajouterions que l’inconduite et le harcèlement sexuels font aussi partie de l’arsenal des armes utilisées par les membres des « old boys networks » pour préserver leurs privilèges et que la vague de dénonciations actuelle de ces comportements est un nouvel épisode de la montée en puissance des femmes dans leur lutte pour l’égalité.

 

Le niqab

Parallèlement au débat sur les inconduites sexuelles s’est tenu un autre débat, ayant en toile de fond la question de l’égalité hommes-femmes, avec l’adoption du projet de loi 62 visant à favoriser le « respect de la neutralité religieuse ». L’obligation de donner et recevoir des services publics à visage découvert vise directement le port du voile intégral par un certain nombre de femmes musulmanes.

Dans son « esquisse de l’histoire humaine », Emmanuel Todd nourrit notre réflexion sur cette question. Il accorde une importance primordiale aux structures familiales, qui auraient une influence déterminante sur nos pensées et nos comportements, souvent à notre insu.

Pour Todd, la structure familiale originelle, celle de l’homo sapiens, est une famille nucléaire de chasseurs-cueilleurs, avec une relative égalité entre l’homme chasseur et la femme qui se consacre à la cueillette. Avec le passage à l’agriculture, la structure familiale s’est complexifiée avec la nécessité de la passation des connaissances et de l’héritage de biens matériels. La famille a pris différentes formes, souvent avec la transmission par le lignage du père. Ce système familial a permis à des sociétés en Chine, en Inde, en Iran et dans le monde arabe de développer de grandes civilisations mais, paradoxalement, avec un abaissement continu du statut de la femme. Une particularité de cette structure familiale du monde arabe est qu’elle permet le mariage entre cousins germains. Le taux de mariage entre cousins germains est de 25 à 30 % en Iran, en Égypte ou au Maghreb, et atteint 50 % au Pakistan.  

Mais ces structures sont aujourd’hui remises en question sous l’effet d’un certain nombre de facteurs dont la hausse spectaculaire du niveau éducatif avec le dépassement des hommes par les femmes, la baisse de la fécondité et l’effacement terminal de la religion.

L’Iran et le monde arabe n’y échappent pas (le taux de fécondité n’est que de 1,6 enfant par famille en Iran). Selon Todd, « l’indicateur de fécondité nous permet de suivre le rythme des évolutions mentales » et « lorsqu’il passe en-dessous de 2 enfants par femme, nous pouvons être certains que, dans sa masse, la population est sortie du système religieux ancien ». Ainsi, le fondamentalisme musulman ne serait que « l’ultime raidissement de la foi » et qu’« une étape sur le chemin de la sécularisation ».

Cependant, la sécularisation ne signifie pas l’effacement instantané de comportements associés aux structures familiales et religieuses en voie de disparition. Dans son essai « Qui est Charlie? », qui a suscité une immense polémique en France, Todd qualifiait de forme hypocrite d’islamophobie les immenses manifestations qui ont suivi les attentats contre Charlie Hebdo, en soutenant qu’elles mobilisaient les classes moyennes, des personnes âgées et des catholiques « zombies », c’est-à-dire provenant de régions de France où le catholicisme vient de disparaître. Todd étend ce jugement au Québec où « la fixation négative sur la religion de Mahomet est très facile à déceler ».

Bien entendu, le Québec n’est pas la France où la plus forte mobilisation à la défense de Charlie Hebdo était, selon Todd, celle de la France d’« en-haut », par opposition à la France d’« en bas », celle du monde ouvrier et des quartiers populaires. Au Québec, au contraire, l’appui au port du voile trouve plusieurs de ses partisans au sein de l’élite multiculturaliste. Cependant, il n’en demeure pas moins que, dans ce débat, on peut identifier deux courants chez les défenseurs de la laïcité. Un premier courant qui regroupe les partisans d’une laïcité intégrale, qui trouve sa source dans le Mouvement laïque des années 1960, et un deuxième courant qu’on peut qualifier de catho-laïcité. Le débat sur le retrait ou non du crucifix à l’Assemblée nationale illustre bien la présence de ces deux tendances.

Dans son livre, Todd montre que la lutte pour la démocratie emprunte souvent des voies complexes. Il en va ainsi pour l’atteinte de l’égalité hommes-femmes.