La République des satisfaits

2017/11/08 | Par Pierre Dubuc

En 2002, Simon Langlois et Gilles Gagné publiaient « Les raisons fortes » (PUM), un essai important sur « la nature et la signification de l’appui à la souveraineté au Québec ». Dans ce livre, ils identifiaient un groupe porteur du projet indépendantiste, composé de personnes âgées de 18 à 55 ans, francophones, actives sur le marché du travail (en emploi ou en chômage), disposant de revenus leur permettant de s’élever au-dessus de l’univers des besoins, auxquelles s’ajoutaient les étudiants, ces travailleurs de demain. Ces caractéristiques conféraient à ce groupe la capacité de se projeter dans l’avenir.

Ce groupe s’est mobilisé au cours de la campagne référendaire de 1995. Son appui donné au OUI est passé de 57,9 % en début de campagne à 71,3 % le jour du vote. Par contre, les trois autres catégories de francophones (francophones, 18-54 ans, inactifs ou à très faibles revenus; francophones 55 ans et plus, actifs; francophones 55 ans et plus, inactifs), aussi lourds démographiquement, appuyaient ensemble le NON à plus de 60 %. Ces trois derniers groupements de francophones ont fourni ensemble un nombre de NON plusieurs fois supérieur au nombre total d’immigrants.

Que s’est-il passé par la suite? Comment expliquer la démobilisation? En 2002, Langlois et Gagné identifient l’essentiel de la défection chez le groupe porteur du projet indépendantiste. Ils avancent un certain nombre d’hypothèses, qui vont du repli dans le « confort et l’indifférence » aux politiques du déficit zéro, en pointant du doigt la sanction au gouvernement péquiste et au projet indépendantiste des femmes de condition modeste, plus sensibles aux compressions budgétaires. Ils accordent une valeur hautement symbolique à la grève des infirmières de 1999, durement réprimée par le gouvernement Bouchard.

Langlois et Gagné concluaient leur essai en reprenant à leur compte la thèse de John Kenneth Galbraith sur la République des satisfaits. Dans l’attente des « conditions gagnantes », le Parti Québécois renonçait à l’élaboration d’un programme de centre-gauche mobilisateur et le mouvement souverainiste devenait orphelin d’un projet de société.

Aujourd’hui, Simon Langlois souscrit toujours à la thèse de la Réplique des satisfaits. Le ressentiment envers les Anglais, qui était un important facteur de mobilisation, n’existe plus. La Loi 101 a rassuré les Québécois, tout comme la réussite économique des milieux d’affaires. À cela s’ajoutent la division des forces avec le clivage social/national, QS-PQ au plan politique et la faiblesse du leadership souverainiste. Du temps de René Lévesque, le chef était plus populaire que le parti, lui-même plus populaire que l’option. Aujourd’hui la pyramide s’est inversée, l’option est populaire que le parti, lui-même plus populaire que le chef.

Cependant, depuis 1995, la société a évolué. Nous sommes placés devant une nouvelle stratification sociale, qui oblige à la réflexion. Prenons deux exemples.

 

Les écoles privées

Au cours des dernières décennies, il y a une augmentation significative du nombre d’élèves dans les écoles privées. Dans certaines commissions scolaires, le nombre d’inscriptions au secondaire atteint les 40 %, voire 50 %, si bien que le Conseil supérieur de l’éducation a déclaré, l’an dernier, que notre système d’éducation était le plus inégalitaire au Canada et risquait d’atteindre « un point de bascule ».

Cet engouement pour l’école privée n’est évidemment pas étranger à la nouvelle structure sociale inégalitaire avec la présence d’environ 30 % de la population active détenant un diplôme universitaire.

 

Le cégep anglophone

Dans « Les raisons fortes », Langlois et Gagné rappellent que Charles Taylor « soutenait en 1965 qu’il n’y avait pratiquement que des diplômés universitaires qui donnaient leur appui à l’indépendance du Québec, essentiellement parce qu’ils redoutaient que la langue de la nouvelle économie postindustrielle, l’anglais, ne bloque leur propre mobilité sociale ».

Avec beaucoup de perspicacité – et de façon prémonitoire – Langlois et Gagné ajoutaient : « Or, il se peut que ce genre de dynamique élitaire se soit maintenant inversé ». Aujourd’hui, en effet, les universitaires ont adopté l’anglais, la lingua franca de la science, soit en acceptant de rédiger, dans certains cas, leurs thèses en anglais, tout en fréquentant des universités francophones, ou encore en s’inscrivant dans des cégeps anglophones avant de poursuivre leurs études dans des universités anglophones.

Ces nouvelles élites « mondialisées », étant sur-représentées dans les instances des partis politiques (Libéral, CAQ, PQ, QS), il n’est pas étonnant que les résolutions favorables à l’abolition des subventions publiques aux écoles privées ou à l’extension des dispositions de la Loi 101 aux cégeps soient battues. La question se pose alors: Qui prendra le leadership pour représenter les 70 % de la population laissée pour compte et constituer un nouveau groupe porteur de l’indépendance, avec un programme résolument progressiste?