Le français en déclin dans Saint-Henri

2017/11/10 | Par Frédéric Lacroix

Le Journal rapporte que Saint-Henri est un des quartiers de Montréal qui s’est le plus anglicisé dans les quinze dernières années: « Selon le recensement de 2001, près de trois personnes sur quatre parlaient le français à la maison dans Saint-Henri. Quinze ans plus tard, ils ne sont plus que 60% à s’exprimer dans la langue de Gabrielle Roy chez eux ». Il s’agit d’une chute impressionnante de 20% en seulement 15 ans!

Selon le journaliste, la venue d’étudiants de Concordia et de McGill explique une partie de l’anglicisation du quartier. Une autre raison est aussi mentionnée brièvement: « Avec l’ouverture du CUSM juste à côté, les ‘‘young urban professionals’’ ont progressivement remplacé la population ouvrière francophone. »

Pour les non-Montréalais, il est instructif de consulter une carte pour s’apercevoir qu’en effet Saint-Henri est collé sur la partie sud du « Glen Site » du « McGill University Health Center (MUHC, ou CUSM en français) ». Le « Glen Site » est le nouveau méga-campus du MUHC, inauguré en 2015. Rappelons également que l’hôpital de Lachine situé à l’ouest, un hôpital de langue française, a été fusionné au MUHC en 2008 et a été progressivement anglicisé. L’anglais est maintenant la langue de travail dans le milieu de la santé dans tout l’ouest de Montréal.

La question demeure cependant : Pourquoi avoir financé et fait construire deux mégahôpitaux dans une ville de taille moyenne comme Montréal? La moitié des fonds pour les mégahôpitaux ont été accordés aux anglophones, même si ceux-ci ne représentaient que 17,6% de la population de l’ile et 8% de la population du Québec à l’époque selon Statistiques Canada. D’après certains estimés, la taille réelle de la minorité historique anglo-québécoise aurait été, en 2006, de seulement environ 3 % de la population québécoise, la balance étant constituée d’allophones anglicisés récemment pour lesquels il est problématique de prétendre reconnaitre des « droits historiques ».

 

Comment nous sommes-nous retrouvés collectivement dans une telle impasse?

En novembre 2004, j’avais dénoncé le projet des mégahôpitaux dans l’aut’journal. Mon inquiétude était que ces investissements massifs dans les institutions anglophones à Montréal allaient peser sur la dynamique linguistique, sabotant les gains que la loi 101 avaient permis, et nous entraînant peu à peu dans une spirale de régression linguistique sur l’ile de Montréal. Je résumais la situation ainsi : « Le sur-financement du système universitaire de langue anglaise, en accordant un poids effectif à la communauté anglophone proche de 30 % au Québec (et de 50 % à Montréal, où se concentre l’immigration), peut expliquer au moins partiellement que la communauté anglophone jouisse d’un pouvoir sur la langue de travail et les taux de transferts linguistiques largement supérieurs à sa taille réelle au Québec ».

Mais toutes les tentatives de sonner l’alarme s’étaient frappées au mur de l’indifférence de nos élites politiques, médiatiques et médicales. Il s’agissait pourtant des plus gros projets d’infrastructures réalisés par le gouvernement du Québec depuis la Baie James. Des projets structurants qui allaient marquer Montréal et le Québec pour des décennies.

Les deux projets de mégahôpitaux étaient évalués au départ à 800 millions de dollars chacun. Devant l’ampleur des sommes engagées et les risques de dérapage financier, il y eut en 2006 une tentative, présidée par le docteur Michel Baron, pour établir une « complémentarité » entre les centres de McGill et de l’université de Montréal en séparant les spécialités médicales, évitant ainsi de coûteux dédoublements. Le rapport Baron prouvait, entres autres, qu’il n’y avait pas le volume de cas requis à Montréal pour justifier la construction de deux centres pédiatriques universitaires (le Children’s et Ste-Justine). McGill et la communauté anglophone étaient rapidement partis en guerre contre le « rapport Baron » et avaient monté une campagne médiatique de grande envergure afin de le faire tabletter. Le ministre de la Santé de l’époque, un certain Philippe Couillard, avait rapidement plié.

Mais le dérapage financier ne faisait que commencer. Les projets furent réévalués à 5,2 milliards de dollars en 2008. Ensuite à 7 milliards de dollars en 2014. Le coût réel en bout de piste ne sera probablement jamais connu.

C’était prévisible, une telle débauche de fonds publics allait attirer les escrocs. Un certain Arthur Porter, un « bon ami » du ministre de la Santé, a détourné au moins 22 millions du projet du MUHC.  Ce fût « la plus grande fraude de corruption de toute l’histoire du Canada! ». Rien que ça!

Robert Laplante, directeur de la revue l’Action Nationale, est celui qui a, à mon avis, le mieux résumé les tenants et aboutissants des projets des mégahôpitaux:

« La démographie, l'économie, l'efficacité administrative, la politique de recherche, les besoins en effectifs médicaux, quel que soit l'angle sous lequel on l'examine, le dossier du McGill University Health Center (MUHC) est injustifiable. Pourquoi donc le gouvernement du Québec s'acharne-t-il à défendre cette aberration? Pourquoi cette absolue couardise de la part du milieu médical devant une décision qui va à l'encontre des priorités les plus élémentaires du développement de la profession et de l'élargissement des effectifs? Pourquoi ce silence assourdissant de la part des autorités du CHUM et de l'Université de Montréal devant une décision qui les condamne au bricolage, à l'indigence et à la marginalisation? Pourquoi les défilades des milieux d'affaires, d'habitude si prompts à sonner l'alarme devant les dépassements de coûts des projets publics? Pourquoi cet embarras du Parti québécois à poser les questions qui s'imposent, à faire son travail d'opposition correctement, rigoureusement? Pourquoi ces nuances imbéciles chez les éditorialistes et commentateurs qui tapissent leurs interventions de sous-entendus maladroits, bien enrobés dans les «raisons culturelles et historiques» invoquées pour nier l'évidence? »

« Le maintien du MUHC comme projet aberrant, c'est le consentement à laisser l'université McGill refuser ouvertement et avec arrogance d'occuper la place qui est la sienne dans la société québécoise. C'est une institution minoritaire qui refuse obstinément de fonctionner comme telle. Les lâchetés officielles qui lui permettent de maintenir cette arrogance renvoient à une démission répugnante de l'élite francophone tout entière qui n'a pas le courage ni l'audace de remodeler les rapports intercommunautaires en fonction des règles de la majorité. Le MUHC, c'est le symbole de la faiblesse devant les exigences de la construction d'une société intégralement française, cette même faiblesse qui a laissé éroder la loi 101 et qui s'apprête désormais à laisser saccager la dynamique linguistique de Montréal pour ne pas toucher aux privilèges des barons qui nous font la nique en utilisant les fonds publics pour nous donner des leçons d'excellence mondialisée.

Le projet du MUHC, c'est celui de l'iniquité structurelle dans le système de santé. C'est le maintien d'un ordre de privilèges soutenu par un régime qui perpétue les inégalités et accentue les clivages linguistiques. Il n'y a pas de statu quo en ces matières. Les prétextes et les invocations des «raisons historiques et culturelles» ne servent qu'à brouiller les pistes et à ériger la restriction mentale en règle de conduite du débat public.

Le dossier de la santé et de la place des institutions de langue anglaise dans la configuration institutionnelle de notre système public est l'illustration d'une impasse que trop de gens ne veulent pas voir. Ou bien la province reste une province et se gouverne avec le statut qu'y tient la majorité francophone, c'est-à-dire celui d'une minorité contente de son sort de nation niée, ou bien le Québec ordonne enfin son complexe institutionnel selon la réalité et les exigences d'une politique nationale. Le maintien du projet de MUHC n'a de sens et de fondement que dans le consentement à la minorisation et dans l'acceptation des solutions bancales que cela impose. Ces solutions laisseront inévitablement à la majorité francophone le fardeau d'avoir à financer des accommodements qui laisseront ses institutions devenir des satellites de McGill. On nous promet tout de même que les services en français seront offerts, comme ils le sont grâce aux interprètes hindis ou cantonnais.»

Tous les avertissements, lancés il y a plus d’une décennie, se sont révélés exacts: la dynamique linguistique à Montréal a été saccagée, les francophones sont devenus minoritaires sur l’ile et l’anglicisation gagne maintenant la couronne de Montréal même, le MUHC est maintenant le plus gros hôpital au Québec et contribue à satelliser les institutions de langue française, comme en font foi l’anglicisation de l’hôpital de Lachine et la mise sur pied d’une faculté de médecine formant des médecins de famille en Outaouais, et c’est un comble, en anglais.

 

Devant ce désastre absolu, que faire?

Les élites souverainistes (ou ce qu’il en reste) doivent cesser la politique de déni qui est la leur depuis le passage de Lucien Bouchard à la tête du PQ et s’ouvrir les yeux sur la réalité. Le Québec régresse et le meilleur remède n’est certainement pas de continuer à faire semblant que tout va bien. Il faut dire les choses comme elles sont.  

La construction du MUHC sur le « Glen site » a été une immense erreur. Le financement sans restriction des institutions anglophones – hôpitaux, universités, cégeps - nous mène tout droit dans le mur. Le refus des élites francophones d’ordonner le complexe institutionnel selon les besoins de la majorité signifie que les Québécois financent leur propre assimilation. Le bilinguisme généralisé de l’État québécois mine gravement le statut du français au Québec. Le gouvernement du Québec se trouve à être un des principaux responsables (avec Ottawa bien sûr) de la régression actuelle du français au Québec. Oser reconnaitre cet état de fait serait un premier pas à faire pour rétablir la pertinence politique du mouvement souverainiste.

Il est d’ailleurs ironique que l’homme largement responsable de la stratégie « bon ententiste » du PQ sur la langue depuis le discours du Centaur de 1996, stratégie qui consiste à se rallier largement dans les faits – et même dans les mots - à la politique du bilinguisme Canadien, se trouve maintenant en voie d’être balayé d’un des derniers comtés que possède le PQ sur l’ile de Montréal. La stratégie « bon ententiste », déconnectée du réel, nous a conduits au désastre. Les nationalistes doivent renouer avec l’idée forte du « français langue commune » qui est à la source de la Charte de la langue française.