Les empoisonneurs du vivre-ensemble

2017/11/22 | Par Nadia El-Mabrouk

L’auteure est professeure à l’Université de Montréal et membre de l’Association « Pour les droits des femmes du Québec »

Qui aurait pensé que nous assisterions, au Québec, à une telle levée de boucliers pour défendre le niqab, cette prison ambulante pour les femmes ?

Le comble est que certaines féministes, dont la Fédération des femmes du Québec (FFQ), participent au mouvement. Ce faisant, elles piétinent la dignité des femmes qui résistent à ce carcan à travers le monde, et dénigrent l’héritage de celles qui se sont battues, au Québec, pour se libérer de l’emprise de la religion.

Pour nous, citoyennes québécoises originaires de pays musulmans, c’est la goutte qui a fait déborder le vase. En quelques jours, nous avons été plus d’une quarantaine à signer la lettre ouverte aux féministes québécoises qui s’opposent à l’interdiction du niqab, parue le 8 novembre. « C’est vraiment difficile, me dit une signataire. Non seulement on doit se démener pour la reconnaissance de nos diplômes, pour se faire une place, développer un réseau, mais en plus on doit se battre pour ne pas être assimilées à un islam obscurantiste ! »

Pour ma part, je suis arrivée au Québec juste avant la tempête du verglas. J’ai été charmée par ce pays tranquille et accueillant qui m’a considérée pour ce que je suis, et non en fonction de mes origines. Mais c’était avant que l’ethnicité et la religion ne deviennent une obsession et que les empoisonneurs du vivre-ensemble n’exacerbent les différences.

 

Racialisation des rapports sociaux

Ainsi depuis quelques années, sous couvert d’antiracisme, le concept de « race » a refait surface et une simplification à outrance des rapports sociaux a été instaurée avec, d’un côté les « racisés », et de l’autre les « suprémacistes blancs ». Pis encore, on a transformé l’appartenance religieuse en « race ». Nous, citoyens provenant de Tunisie, d’Égypte, de Syrie ou du Kurdistan, nous sommes vus assignés à une « communauté musulmane » représentée, de surcroît, par un islam dogmatique, revendicateur, qui heurte les principes de laïcité du Québec et représente une entrave à notre intégration.

Ce climat malsain est alimenté par des représentants autoproclamés des Arabes, des musulmans, des Noirs se disant « inclusifs », dont l’objectif est moins l’inclusion que la division.

Que penser, par exemple, de la présidente de « Québec inclusif » qui refuse de participer à une émission télévisée pour la simple raison que j’y suis également invitée ?

La « Grande manifestation contre la haine et le racisme » qui a eu lieu le 12 novembre et qui a réuni des centaines de personnes, est un bon exemple d’un tel détournement de sens. Qui ne se soulèverait pas contre la haine et le racisme ? Je comprends que des associations étudiantes aient répondu à l’appel pour défendre une société « solidaire et inclusive ». Or, le texte d’appel à la manifestation, par ses amalgames les plus grossiers, mériterait plutôt le qualificatif de propagande et d’appel à la haine.

Ainsi les électeurs du Parti québécois, les résidants de la municipalité de Saint-Apollinaire s’étant opposés à un projet de cimetière musulman, mais également les citoyens du Québec et du Canada qui se sont majoritairement exprimés contre le voile intégral, sont tous visés par les pires anathèmes. Incidemment, Québec solidaire semble y trouver son compte. Sa porte-parole, qui a participé à la manifestation, s’est dite inspirée par « cet appel à la société civile ». Manon Massé se réjouit-elle que des groupes se mobilisent pour diaboliser tous ceux qui ne partagent pas leur conception de la société ?

 

Le poison et l’antidote

Nous sommes en pleine déroute. Les repères se sont brouillés. Comme si certaines de nos féministes, nos altermondialistes, nos jeunes ne savaient plus distinguer entre liberté et soumission, solidarité et trahison, authenticité et imposture. Ainsi le fondamentalisme religieux le plus oppressif envers les femmes est défendu avec vigueur sous prétexte de libre choix ; l’appel à la solidarité s’apparente plutôt à un appel à la haine contre des citoyens ; les défenseurs du modèle de société hérité de la Révolution tranquille sont accusés d’alimenter l’extrême droite.

Ce climat acrimonieux, bien illustré par les tenants du discours sur le racisme systémique, n’offre aucune solution. Leur discours est proche de celui des « Indigènes de la république » en France, dont les propos racistes anti-blancs de la présidente Houria Bouteldja sont loin d’en faire un modèle d’ouverture.

Pourtant, d’autres modèles existent. Je pense à Soheib Bencheikh, chercheur en sciences religieuses qui prône un islam moderne, compatible avec les valeurs universelles de liberté, d’égalité et de dignité des femmes. Ou à Abdennour Bidar, concepteur du mouvement « Fraternité générale » dans le cadre duquel des événements sont organisés partout en France pour créer une société plus solidaire, moins repliée sur elle-même et plus ouverte.

Ici même, au Québec, une multitude d’initiatives citoyennes existent pour favoriser le rapprochement et raccommoder le tissu social. Pourquoi ne pas plutôt miser sur la bienveillance, comme celle de Patsy, la fée du Mile End ?