Les conditions du débat sur la langue : entre science et idéologie

2017/11/24 | Par Charles Castonguay

Dans Census and Identity. The Politics of Race, Ethnicity, and Language in National Censuses, David Kertzer et Dominique Arel décrivent comment les États utilisent les recensements pour consolider leur pouvoir. L’ardeur que met Statistique Canada à renforcer l’unité canadienne avec ses analyses linguistiques en est un parfait exemple.

Le mouvement indépendantiste québécois carbure à l’inquiétude quant à la situation du français. Statistique Canada s’emploie donc à brouiller nos perceptions à ce sujet.

Ottawa porte aux nues le multiculturalisme pour faire oublier, voire démoniser la nation canadienne-française, devenue québécoise. Célébrer le bilinguisme et le multilinguisme au lieu d’exposer de manière franche le recul historique du français est une variante du même stratagème.

C’est ainsi que Jean-Pierre Corbeil, analyste en chef des données linguistiques à Statistique Canada, a apprêté les résultats du dernier recensement. Il nous a servi un salmigondis de langues parlées à divers titres à la maison, afin de détourner notre attention de la plongée en piqué du français.

Corbeil s’en est défendu. Il prétend dans Le Devoir du 13 octobre que « Dans le document intitulé Le français, l’anglais et les minorités de langue officielle au Canada, on peut voir clairement que la proportion de la population ayant déclaré parler surtout ou uniquement le français à la maison est passée [au Québec] de 80 % à 79,1 % entre 2011 et 2016. »

Ces chiffres ne se voient pas « clairement » dans son document. Il faut additionner certaines données d’un certain tableau pour les obtenir.

Or, d’après un autre tableau, le poids des personnes qui parlent surtout ou uniquement l’anglais au foyer a, toute proportion gardée, reculé tout autant. Il en ressort aussi que le français et l’anglais ont tous deux fortement progressé au Québec comme langues parlées au foyer à égalité avec une ou deux autres langues.

En somme, d’après Corbeil le français et l’anglais reculent tous deux sur le plan de l’unilinguisme, mais avancent tous deux sur celui du multilinguisme. Impossible de saisir « clairement » de cette façon l’évolution d’un indicateur aussi essentiel que le poids du français par rapport à celui de l’anglais. Ce rapport de force entre les deux langues conditionne pourtant notre situation linguistique de manière fondamentale.

Corbeil fait ainsi dans les fleurs du tapis pour mieux semer la confusion.

Les deux autres documents d’analyse des données de 2016 publiés sous Corbeil poursuivent la célébration du multilinguisme. Passons sur Diversité linguistique et plurilinguisme au sein des foyers canadiens, dont le titre dit tout. Quant à Un nouveau sommet pour le bilinguisme français-anglais, on plastronne : « Le taux de bilinguisme est passé de 12,2 % en 1961 à 17,9 % en 2016. Il s’agit d’un nouveau sommet pour le bilinguisme français-anglais dans l’histoire canadienne. »

On y tait que, durant le même demi-siècle, l’unilinguisme anglais a augmenté de 67,4 à 68,3 %, tandis que l’unilinguisme français s’est effondré, plongeant de 19,1 à 11,9 %. Si bien que la connaissance de l’anglais au Canada a progressé de 79,6 à 86,2 %, un autre sommet historique, alors que la connaissance du français a reculé de 31,4 à 29,8 %, un creux tout aussi historique.

Autrement dit, le bilinguisme canadien se construit au bénéfice de l’anglais et sur le dos du français. Vérité que Statistique Canada choisit d’étouffer.

J’ai décrit dans ma dernière chronique comment, en refusant de répartir les déclarations de langues multiples de façon égale entre les langues déclarées, Corbeil soustrait aussi de notre vue l’effet global de l’assimilation. Car cela se mesure en comparant la composition de la population selon la langue maternelle avec celle selon la langue d’usage, après répartition égale des réponses multiples.

Voyons par nous-mêmes comment évolue ce bilan global de l’assimilation.

Au recensement de 1991, le Québec comptait, après simplification égale des réponses multiples, 626 200 personnes de langue maternelle anglaise et 761 815 de langue d’usage anglaise. La différence de 135 615 représente le profit que l’anglais tirait alors de l’assimilation.

Le français en a tiré au même recensement un profit de 66 145. L’anglais tirait ainsi de l’assimilation un profit supérieur de 69 470 personnes à celui du français.

Cet avantage s’est réduit sensiblement au cours des quinze années suivantes. En 2006, le profit que l’anglais tirait de l’assimilation était de 180 720 et celui du français, de 168 315. L’avantage de l’anglais n’était donc plus que de 12 405.

Mais le rattrapage du français s’est ensuite essoufflé. En 2011, l’anglais tirait toujours de l’assimilation un profit supérieur de 7 245 à celui du français. En 2016, le profit de l’anglais est de 209 767 et celui du français, de 207 434. La différence, de 2 333, demeure à l’avantage de l’anglais.

Le français finira peut-être par tirer de l’assimilation un profit supérieur, en chiffres absolus, à celui de l’anglais. Mais il est évident que depuis dix ans son élan s’est brisé. À ce rythme, il ne tirera jamais de l’assimilation un profit proportionné à son poids, c’est-à-dire un profit quelque dix fois supérieur à celui de l’anglais.

Voilà la réponse à la question que je posais à la fin de ma dernière chronique. Et voilà encore un constat que Corbeil préfère voiler.

L’Office québécois de la langue française (OQLF) prépare présentement son rapport quinquennal 2013-2018. Sa programmation annonce « une synthèse des constats qui se dégageront des études de l’Office et de celles d’autres chercheurs ou organismes qui s’intéressent aux questions linguistiques ».

 J’ai hâte. Ses précédents rapports quinquennaux comprenaient diverses études à méthodologie variable, sans la moindre synthèse.

Le comité scientifique à l’OQLF s’entendra-t-il du moins sur la meilleure façon de suivre l’évolution du poids du français ? Il s’agit d’une information indispensable au débat sur la langue.

Trois méthodes d’analyse sont présentement en circulation. Celle de Corbeil, qui brouille tout. Celle de répartir la population en groupes linguistiques distincts, comme l’a fait Statistique Canada de 1871 jusqu’en 2011, en simplifiant de façon égale les réponses multiples recueillies à partir de 1971. Et celle qu’a privilégiée l’OQLF dans ses publications récentes.

J’ai critiqué cette dernière méthode dans « Parole de Couillard, c’est l’anglais qui recule ! ». Elle remonte à une note méthodologique douteuse du démographe Michel Paillé, que l’Office a fini par publier en 2008. Il s’agit « d’additionner toutes les réponses multiples où le français est mentionné » puisque, selon Paillé, « la politique linguistique du Québec concerne le français ».

Étrange raisonnement.

Ce mode de simplification ne tient aucun compte du versant anglais des réponses « français et anglais » ou « français, anglais et italien ». Il a conduit l’OQLF à former la catégorie « Français seul ou avec d’autres langues », selon laquelle le français se maintiendrait comme langue d’usage au Québec. Ce serait plutôt l’anglais qui dégringole.

Ne riez pas. La méthode Paillé compte d’éminents défenseurs. Dont le démographe Marc Termote qui, en qualité de président du comité scientifique de l’Office, a dû approuver le contenu de ses récentes publications.  

Statistique Canada nous présentera ce 29 novembre son analyse des données de 2016 sur la langue de travail. Parions qu’elle sera apprêtée à la sauce Corbeil.

Quant au rapport de l’OQLF, nous verrons en 2018.