Il y a 80 ans : Des volontaires canadiens dans la guerre civile en Espagne

2017/12/14 | Par Bernard Dionne

Historien, l’auteur a publié son premier roman chez Fides le 1er mai 2017, Et l’avenir était radieux, dont l’action se déroule essentiellement en Espagne lors de la guerre civile.

Été 2017 : une quarantaine de jeunes Canadiens se sont joints aux forces kurdes pour se battre contre Daesh (le soi-disant État Islamique) depuis un an. Le parallèle avec les jeunes Canadiens qui se sont enrôlés dans les Brigades internationales en 1937 pour aller combattre Franco et le fascisme en Espagne est frappant et il n’a pas échappé à la journaliste Isabelle Hachey dans La Presse+ du 8 octobre dernier[1]. Qu’en est-il de cette participation canadienne à la guerre civile espagnole de 1936-1939 ?

 

Espagne 1936-1939

C’est le 18 juillet que le général Francisco Franco Bahamonde présida au soulèvement d’une partie de l’armée contre le gouvernement de front populaire de Manuel Azaña. La jeune république, proclamée en 1931, était alors menacée par une coalition de forces de droite et d’extrême-droite, dont la Phalange fasciste. De fait, l’Espagne vivait une période marquée par les violences sociales et politiques (insurrections, grèves générales, assassinats, etc.) depuis la fuite du monarque Alphonse III. Au cours de l’année 1936, les phalangistes ne reculaient devant rien, ni le meurtre de partisans de la gauche, ni les attaques violentes contre des grévistes; de leur côté, les anarchistes de la Confédération générale du Travail (CNT) portaient ouvertement des armes et il n’était pas rare qu’ils séquestrent des patrons ou exproprient des terres à la pointe du fusil. Communistes et socialistes avaient leurs propres milices qui faisaient régner la terreur parmi les opposants de droite et dans les rangs du clergé catholique.

La situation dégénèra rapidement en juillet avec l’assassinat du député monarchiste Jose Calvo Sotelo, dernier en date d’une longue série de meurtres politiques. Au prononcé du putsch, les forces franquistes, essentiellement formées des troupes d’élite maures cantonnées au Maroc, s’emparèrent rapidement de Séville, des îles Baléares et de la région d’Aragon : ils occupaient 40% de la superficie du pays au bout d’une semaine. Mais les Républicains, une coalition de forces de gauche (socialistes) et d’extrême-gauche (communistes et anarchistes) tinrent bon à Madrid, à Barcelone, à Valence et dans l’Espagne industrielle, grâce à la mobilisation des ouvriers qui s’emparèrent des armes dans les casernes et organisèrent la défense contre les putschistes.

Pour déplacer quelques dizaines de milliers de soldats du Maroc sur le continent, Franco bénéficia du soutien de l’Allemagne nazie et de l’Italie fasciste. Tout au long du conflit, Hitler fournira des avions (la légion Condor), des armes et des soldats, Mussolini enverra plus de 75 000 soi-disant volontaires à la rescousse du caudillo espagnol, au mépris du traité de non-intervention qu’ils avaient pourtant signé avec la France et la Grande-Bretagne dans le but de ne pas entraîner une internationalisation du conflit espagnol. Après quelques hésitations, Staline, lui, opta pour une intervention en deux temps : envoi de volontaires, issus de la mouvance de l’Internationale communiste, qui appuyèrent les républicains dès octobre 1936; et fourniture d’avions, d’armes et de munitions, en échange des imposantes réserves d’or de l’Espagne, ainsi que de commissaires politiques qui prirent le contrôle du gouvernement en 1937. Lorsque les fascistes échouèrent dans leur tentative de s’emparer de Madrid, le conflit s’embourba dans une guerre civile qui dura jusqu’à la fin mars 1939.

 

Les Brigades internationales

L’urgence du combat contre le fascisme mobilisa bon nombre d’intellectuels occidentaux, à commencer par André Malraux, qui dirigea une escadrille aérienne, appelée Espana, qui livra d’épiques combats aux escadrilles fascistes; l’écrivain américain Ernest Hemingway galvanisa les troupes antifascistes sur le front et tira de cette expérience un célèbre roman, Pour qui sonne le glas. La journaliste Martha Gellhorn, les photojournalistes Gerda Taro et Robert Capa, les cinéastes Joris Ivens (The Spanish Earth) et Geza Karpathi (Hearth of Spain), les écrivains Pablo Neruda, Anna Seghers, H. G. Wells et George Orwell (Hommage à la Catalogne), appuyèrent les républicains chacun à leur manière. Enfin, on connaît l’œuvre de Pablo Picasso, Guernica, qu’il réalisa en juin 1937 pour le pavillon espagnol à l’exposition internationale de Paris afin de dénoncer le bombardement de la ville basque de Guernica, le 26 avril 1937 par les bombardiers de la légion Condor nazie.

On estime qu’environ 40 000 volontaires provenant d’une cinquantaine de pays prirent part aux combats dans ces brigades internationales : des Français, le quart du contingent, mais aussi des Belges, des Italiens antifascistes, des Allemands qui avaient fui le nazisme, des Hongrois, des Polonais, des Juifs, des Britanniques, 2800 Américains, des Cubains, des Mexicains et des Canadiens.

Peu entraînés, mal équipés, les volontaires arrivaient en Espagne en transitant par la France. On les envoyait se former à Albacete, au sud-ouest de Valence, où André Marty, du Parti communiste français et Luigi Longo, du Parti communiste italien, les haranguaient avant de les disperser sur les divers fronts. La formation qu’ils recevaient comptait pour moitié en séances de propagande politique et pour l’autre moitié en loufoques séances d’entraînement militaire sans fusils ni équipement digne de ce nom. Plus de dix mille d’entre eux trouvèrent d’ailleurs la mort en Espagne. Les survivants furent rapatriés au terme d’une dernière parade dans les rues de Barcelone, le 18 octobre 1938, lorsque Dolores Ibarruri, la dirigeante communiste espagnole surnommée la Pasionaria, leur déclara : « Vous êtes l’histoire, vous êtes la légende ».

 

Les Canadiens et le bataillon Mackenzie-Papineau

Ils furent près de 1700 Canadiens à joindre le combat républicain selon l’historien Michael Petrou[2]. Qui étaient-ils? Quelles étaient leurs motivations?

La grande majorité étaient des Canadiens récemment naturalisés, provenant d’Europe du Nord et de l’Est, des Finlandais, des Ukrainiens, etc. De fait, 78% d’entre eux étaient nés à l’étranger. Au moment de leur engagement, ils venaient de Colombie-Britannique (350), d’Ontario (780), du Québec (200), du Manitoba (200) de l’Alberta (180), des Maritimes (31). La plupart (76%) étaient membres ou sympathisants du Parti communiste du Canada (PCC); plusieurs étaient chômeurs, bien que l’on compte de nombreux ouvriers semi-qualifiés, quelques infirmières et une douzaine d’étudiants. Les Robert Martineau, Maurice Constant, Lucien Tellier (Montréal) et le trappeur de Rimouski Lauradin Roy faisaient partie du groupe de 56 Canadiens-français qui joignirent les rangs de ce qui allait devenir le bataillon Mackenzie-Papineau.

Au début du conflit, les Canadiens furent incorporés dans le bataillon américain Abraham-Lincoln. Leur demande de faire partie d’une unité canadienne fut exaucée le 1er juillet 1937 avec la formation du bataillon Mackenzie-Papineau, du nom des deux chefs des rébellions de 1837 dans le Haut et le Bas-Canada. Dirigés par un militaire d’expérience, le Vancouvérois Ronald Liversedge, les quatre compagnies d’infanterie et de mitrailleurs prirent part à de nombreux et terribles combats : Fuente de Ebro en octobre 1937 (60 morts, 200 blessés), Teruel en décembre, bataille de l’Èbre au printemps. Plusieurs volontaires désertèrent ou demandèrent leur rapatriement devant la férocité des combats dont ils ne s’étaient jamais douté. Les conditions de vie dans les tranchées étaient, pour dire le moins, démoralisantes : outre les bombardements incessants, les volontaires subissaient la faim, le froid, le manque de cigarettes, l’absence d’équipement et d’armes, sans compter la rudesse des commissaires politiques qui punissaient le moindre manquement à la discipline par des séjours en prison ou dans des camps spéciaux, appelés « tchékas » parce que contrôlés par la police politique soviétique.

Le gouvernement républicain mit fin à l’engagement des brigades internationales en septembre 1938, espérant que, du coup, les Allemands et les Italiens se retirent également du conflit. Ce fut peine perdue : les Savoia-Marchetti italiens et les Henkells et les Stukas allemands continuèrent leurs bombardements ininterrompus de Madrid et de Barcelone jusqu’à la fin de la guerre, en mars 1939. Après la grande parade des brigadistes du 29 octobre à Barcelone devant 300 000 Catalans en délire, les Mac-Pap, comme on les appelait, durent patienter de longs mois à Ripoll avant de s’embarquer sur de vieux rafiots français à Valencia pour prendre la mer au cours d’un périlleux voyage de 15 heures sur la Méditerranée en direction de Barcelone; de là, ils prirent le train pour Perpignan et Le Havre, d’où 300 Canadiens s’embarquèrent vers le Canada.

 

Norman Bethune

Le Canadien le plus connu des volontaires fut sans contredit le médecin Norman Bethune. Chef chirurgien au tout nouvel hôpital du Sacré-Cœur, tenu par les sœurs de la Providence, Bethune adhéra au Parti communiste canadien en 1935, après un séjour en URSS. Là, contrairement à la situation de ses patients canadiens-français qui ne pouvaient défrayer le coût de leurs soins, il put constater les bienfaits d’une médecine socialiste. Dès qu’il entendit parler de la guerre en Espagne il organisa une levée de fonds à l’aide de quelques personnalités de la Cooperative Commonwealth Federation (CCF) et du Parti communiste et il partit en octobre pour l’Angleterre, où il fit l’achat d’une camionnette et de l’équipement requis pour mettre sur pied un institut de transfusion sanguine à Madrid.

Traversant la France à l’aide du Montréalais Hazen Sise et de Henning Sorensen, un jeune Canadien polyglotte d’origine finlandaise, Bethune obtient du Secours rouge espagnol la disposition d’un grand appartement au 36 Principe de Vergara, dans le quartier Salamanca de Madrid, pour y loger son Institut. Là, en compagnie d’une équipe de médecins et d’infirmières espagnols, il recueillit du sang pour en faire la distribution dans les hôpitaux et sur les champs de bataille, de sorte que les blessés cessent de mourir au bout de leur sang avant d’être secourus. Son Instituto Hispano-Canadiense de Transfusion de Sangre était révolutionnaire et Bethune le dirigea jusqu’en mai 1937 avant de revenir au Canada pour une tournée de conférences qui servit à lever des fonds pour son œuvre. En Espagne, il assista, entre autres en février 1937, à l’effroyable bombardement des 150 000 civils fuyant la ville de Malaga à pied en direction d’Almeria alors que les aviateurs allemands et italiens n’eurent aucun scrupule à mitrailler les réfugiés jour et nuit, jusqu’à Almeria même. Bethune et son équipe, partis porter du sang sur un front qui n’existait plus, n’hésitèrent pas et jetèrent leur équipement et leur précieux liquide pour embarquer des dizaines de malheureux et les conduire vers Almeria, les sauvant ainsi d’une mort certaine[3].

De retour au pays, Bethune apprit que le Japon avait envahi de nouveau la Chine. De concert avec quelques Américains, il ramassa de l’argent, constitua une équipe médicale et partit en janvier 1938 rejoindre la 8e armée de campagne de Mao Zedong qui s’était réfugiée dans la région du Shanxi-Hobei. Là, il forma des centaines de médecins et d’infirmiers chinois et soigna de nombreux blessés avant de mourir d’une infection le 12 novembre 1939, à l’âge de 49 ans.

 

Le bilan

Cette guerre civile opposa des Espagnols qui, campés dans des forces politiques opposées, furent impitoyables les uns envers les autres : on estime que 600 000 soldats et civils perdirent la vie lors du conflit qui se termina en mars 1939, lorsque Franco s’empara enfin de la capitale Madrid dans l’indifférence générale de l’Europe démocratique, toute absorbée à éviter une guerre avec l’Allemagne nazie. La suite des choses fut tout aussi dure : près d’un demi-million d’Espagnols furent internés dans les 190 camps de concentration que le régime franquiste fit ériger pour y casser ses opposants de gauche. Déjà, au début de l’année 1939, 500 000 Espagnols avaient fui vers la France, où ils furent accueillis par des policiers et des soldats qui les parquèrent, là aussi, dans des camps de concentration sur les plages, comme à Argelès-sur-mer, où les conditions de vie étaient horribles.

Franco installa sa dictature, avec la Phalange comme parti unique, qui dura jusqu’à ce qu’il cède le pouvoir au roi Juan Carlos en 1974.

Les volontaires canadiens ne furent pas inquiétés à leur retour au pays en raison du Foreign Enlistment Act, arrêté-en-conseil d’avril 1937, qui rendait illégal pour des Canadiens le fait de servir dans des services militaires étrangers. Mais plusieurs firent l’objet d’une étroite surveillance de la part de la GRC et certains retournèrent dans leur pays d’origine pour fuir cette répression.

Les témoignages de ces apprentis-soldats, consignés par la radio anglaise de Radio-Canada, vont cependant pour la plupart dans le même sens : malgré des conditions horribles, ils étaient fiers de leur contribution à la lutte antifasciste et le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale par l’invasion nazie de la Pologne, en septembre 1939, leur donna raison. Militants communistes ou syndicalistes, ils poursuivirent leur engagement social et politique au pays pour tenter de changer le monde. Mais plusieurs restèrent amers devant les dérives idéologiques et leur utilisation comme chair à canon pendant la guerre civile.

12 octobre 2017

 

 


[1] Isabelle HACHEY, « De Mascouche à Raqqa », La Presse+, 8 octobre 2017.

[2] Michael PETROU, Renégats. Les Canadiens engagés dans la guerre civile espagnole, Montréal, Lux, 2015.

[3] Bethune écrivit The Crime on the Road : Malaga to Almeria à la suite de cet épisode sanglant de la guerre civile. Voir la biographie que lui ont consacré Roderick et Sharon Stewart, Phoenix : the Life of Norman Bethune, en 2011.